[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e musée d’Art moderne de la Ville de Paris (MAM) propose, jusqu’au 26 février, une rétrospective de l’œuvre de Bernard Buffet depuis les années quarante jusqu’à sa mort en 1999.
De l’exposition de sa première toile, en 1946, au Salon des moins de trente ans, jusqu’à ce jour, Bernard Buffet dérange. Un artiste contemporain, agacé : « C’est de la merde académique. » Un amateur d’art : « Je voyais sa Tête de clown sur la boîte de sucre de ma grand-mère, ça dit ce que ça dit. » A savoir à peu près rien si ce n’est la controverse, toujours vivante alors que se poursuit l’importante rétrospective que consacre le Musée d’art moderne, à Paris, au « cas Buffet », jusqu’au 26 février. L’occasion de pousser les limites de ce que l’on croit connaître de cette œuvre, devenue majeure dans notre ère visuelle très graphique, et de la recaler sur la vie de son auteur.
Quand Pierre Bergé rencontre Bernard Buffet, en 1950, le peintre jouit, à 22 ans, d’un succès formidablement croissant. Après une formation aux beaux-arts, son Buveur (1948) a attiré l’attention des professionnels, notamment le marchand Maurice Garnier, qui gérera désormais ses affaires privées et professionnelles. Le peintre se soucie peu de l’aspect commercial de sa vie, « il ne connaî[t] pas le prix de vente de ses tableaux », affirme d’ailleurs le marchand.
C’est pourtant une vulgaire affaire de possession (ou une affaire de possession vulgaire) qui deviendra le point de bascule de la carrière de Bernard Buffet. Alors qu’ils ont vécu de façon « spartiate » dans une bergerie près de chez leur ami Jean Giono, en Provence, voici que le succès – populaire : le peintre, en star du XXe siècle, fait face à des foules, signe des autographes de ce paraphe qui restera dans toutes les mémoires – s’entache de ce qui ressemble pour certains à de l’opportunisme, pour d’autres à de la vanité. Nous sommes en 1956 et Buffet est le VIP par excellence, celui qu’on s’arrache. Il devient le « décorateur » du « premier ballet policier », La Chambre, écrit par Georges Simenon. On voit bientôt ses œuvres en une des magazines, illustrant des calendriers ou les fameuses boîtes de sucre – en la matière, un Warhol avant l’heure.
Mais c’est surtout l’achat d’une Rolls Royce Phantom IV qui passe mal. Paris-Match en publie les photos ainsi que celles de sa propriété de Manimes dans la forêt de Montmorency (Val-d’Oise). L’artiste est, semble-t-il, devenu un châtelain. Scandale. Le public ne le lui pardonnera pas.
Largement critiquée, aujourd’hui comme hier, par les professionnels pour sa popularité commerciale et ses « sujets simplistes et spectaculaires, [ses] effets graphiques exarcerbés », l’œuvre de Bernard Buffet produit pourtant une forme de malaise qui interroge. La rétrospective du MAM l’explore dans un parcours chronologique. Dès les toiles de jeunesse, s’impose une forme de distance avec le spectateur. Les êtres peints semblent dire : nous sommes prisonniers de cet univers-là, dans ce cerne noir, mais nous ne vous demandons rien. Il y a Les Deux Hommes nus (1949), gris et décharnés, un couple sûrement, mais où donc est l’amour ? Les Christ eux-mêmes sont blêmes, les femmes anguleuses et tristes. La désespérance et la mort sont partout qui culminent dans le triptyque Horreurs de la guerre (1954), tandis que la tristesse gagne jusqu’au cirque (1955).
Pierre Bergé quitte le peintre pour vivre une autre histoire avec Yves Saint Laurent. Buffet produit, tant et plus (ça aussi, on le lui reproche). Toujours plus sombre, décharnant les êtres, il peint et peint encore, comme si ni les critiques virulentes, ni la perte de l’être aimé ne pouvaient rivaliser avec ses démons personnels.
Les Oiseaux (1959), ces grandes bêtes, hibou, aigle, dominent de toutes leurs plumes un corps nu si pâle – si morts ? La série fait scandale, encore, certains jugeant même nécessaire de déposer plainte pour outrages aux bonnes mœurs. Aujourd’hui, elle a surtout cette capacité à vous faire froid dans le dos.
Mais voici que nous amorçons un couloir. L’effet physique est immédiat : peut-être est-ce le plafond bas ou bien les dessins et calligraphies de Bernard Buffet illustrant La Voix humaine de Jean Cocteau : on se sent rasséréné. Et c’est alors que surgit l’Annabel à la natte (1960), rare rondeur de profil, comme une respiration, un espoir.
Bernard Buffet rencontre l’écrivaine et chanteuse Annabel Schwob en juin 1958, à Saint-Tropez. C’est un coup de foudre partagé. Elle devient sa muse et son épouse, il la peindra quantité de fois (au MAM, on ne verra que le portrait ci-dessus). Elle sera physiquement à ses côtés jusqu’au bout – c’est elle qui découvrira le corps inanimé du peintre dans son atelier, suicidé par étouffement en 1999.
L’Annabel à la natte annonce une suite plus légère à l’exposition. Car même si la série des Ecorchés est dérangeante (de la chair, impression renforcée par le fait d’empâter les couleurs, des rouges sanguinolents, et la disparition du cerne noir), les couleurs sont là, claquantes, quand les beiges et les gris, dans leur morosité, étaient jusqu’alors de rigueur. La mort nous rattrapera dans les représentations de l’Enfer de Dante mais comme avec la Voix humaine de Cocteau, le côté littéraire, allégorique, permet une certaine légèreté – un aspect fantastique qu’on retrouve plus loin dans l’interprétation de Buffet de Vingt Mille Lieues sous les mers (1989). Jusqu’aux figures de la mort sexuées, personnages écorchés représentés comme des cartes de tarot, avec leurs boyaux à l’air, leur sexe pendant. Et leurs yeux malins qui semblent dire au spectateur : « On vous a bien eus. »
On regrettera la quasi absence de la période Annabel ainsi que celle du Japon – pays que le peintre visita après l’ouverture, en 1973, d’un vaste musée présentant quelque deux mille de ses toiles. Mais on se félicite de pouvoir profiter, dans une scénographie propice, de la vastitude de cette œuvre, de ces œuvres.
« Bernard Buffet, rétrospective »
jusqu’au 26 février 2017 au Musée d’Art moderne de la Ville de Paris