[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]U[/mks_dropcap]ne tentative de coup d’État eut lieu en Turquie dans la nuit du 15 au 16 juillet 2016. Selon l’acte d’accusation émis par les autorités « compétentes », plus de 8000 militaires auraient participé à ce renversement de régime avorté. Il s’en est suivi des purges massives dans les cercles gülenistes – du nom de Fethullah Gülen, prédicateur honni réfugié aux États-Unis, suspecté par Ankara d’avoir organisé le putsch manqué. Depuis, plus de 55 000 personnes furent arrêtées, dans les administrations, l’armée ou les universités. Comme son père quarante-cinq ans plus tôt, Ahmet Altan a fait partie de ces intellectuels mis au ban par un régime devenu paranoïaque et de plus en plus arbitraire.
Dans la foulée du coup d’État, le romancier, essayiste et journaliste, ancien rédacteur en chef du quotidien Taraf, est arrêté à l’aube dans son appartement, en même temps que son frère, et est directement emmené à la Direction générale de la Sécurité. Partant, il va raconter, tout au long de Je ne reverrai plus le monde, les douleurs, la lassitude, les privations, l’absence d’autodétermination qui vont caractériser un séjour en prison aussi absurde qu’injuste. Il voit ses chefs d’inculpation changer au gré des caprices des juges, il dort dans des cellules où les détenus sont entassés les uns sur les autres, il expose une inhumanité si profonde qu’elle en vient à priver les suspects de visage (aucun miroir en prison), à les nourrir avec des sandwichs surgelés ou à les déposséder de leurs titres militaires sous des prétextes fallacieux.
Ahmet Altan se réfugie alors en pensant à Saint-Augustin, en écoutant ses codétenus, en se remémorant ses proches. Mais l’homme maigrit à vue d’œil, craint de sombrer dans la folie, regrette qu’on le prive de lecture, jusqu’à ce jour, tant attendu, où il reçoit un roman de Tolstoï, dans lequel il se plonge avec émotion. Quand il revoit enfin ses proches, c’est derrière les vitres grillagée d’un fourgon de police, avant d’être examiné par un orthopédiste. Je ne reverrai plus le monde est un pamphlet contre l’arbitraire de la justice (Ahmet Altan est dans un premier temps suspecté d’avoir délivré un message subliminal à la télévision !), une réflexion sur l’emprisonnement (absence de mouvements et d’horizon, souffrances physiques et psychiques, lutte contre l’ennui) et la démonstration d’un régime aux abois, qui vous inculpe, vous condamne, vous relâche, puis change vos actes d’accusation et vous transfère enfin dans une prison de haute sécurité.
Ce qui ressort de Je ne reverrai plus le monde, c’est aussi la puissance de la littérature. Ahmet Altan lit, écrit, invoque Pascal et Spinoza, s’interroge sur l’importance relative de l’œuvre et de l’écrivain, compare sa cellule avec la chambre de Xavier de Maistre, se confond avec les personnages de ses propres romans, se rappelle son enfance entourée de livres, se libère en voyageant en pensées et en scènes de romans. Quand le président du tribunal annonce à son encontre une peine de réclusion à perpétuité aggravée, il ne lui reste plus que l’imaginaire de la littérature pour s’évader et les mots pour exprimer sa détresse.
« En trois minutes, j’ai été condamné (…) et le juge a raté le service de 5 heures. Nous étions bien tristes tous les deux, mais je crois que le juge était quand même plus triste que moi. » Ce sens de l’absurde sous-tend tout ce recueil de textes. Ahmet Altan passe deux fois au tribunal, d’abord au motif qu’il serait un putschiste religieux, ensuite sous le prétexte qu’il serait un terroriste marxiste. Deux accusations antinomiques prononcées par la même cour. Dans cette nouvelle vie de prisonnier, l’auteur fait face aux jugements antithétiques, à la médecine punitive, à l’indifférence des pieux, et peut-être même à celle des Dieux.