Day 14
Jennifer
J’ai fait nos valises. C’est David qui doit nous accompagner à l’aéroport demain. Je dis nous ; c’est une vieille habitude. Il semble bien que je doive apprendre à dire je, maintenant. C’est seule que je vais rentrer à Bismarck. J’ose à peine imaginer la tête de Rosa quand elle va me voir, sansB randon. La crise cardiaque va peut être devenir réelle ? Non, je n’ai aucune nouvelle. Oui, j’ignore totalement où est Brandon. Probablement en train de faire griller des sauterelles avec Pétronella, tout nu, en Ardèche. Je n’arrive pas à croire que Brandon ait pu me faire un coup pareil. Pas même un coup de téléphone. De toutes façons, son portable est resté ici. Je vais le ramener ainsi que sa guitare. On a un peu interrogé des amis de David par ici. Ils ont bien vu Brandon et Pétronella le soir de sa disparition. Ils marchaient main dans la main. Personne ne connait l’adresse de cette femme. Il parait qu’elle n’a pas d’adresse fixe, qu’elle erre de festival en festival, et de temps en temps rentre chez ses parents dans la région parisienne.
Je suis allée me promener et dire au revoir à la ville, tout le monde s’affaire à rentrer le matériel, les théâtres ferment, les comédiens, épuisés font leurs comptes. Le Festival est terminé. Mes vacances sont terminées. Elles ne pouvaient pas se finir plus mal. Je descends l’avenue. Chaque bouffée d’air me coûte un peu. J’aperçois Louis Durefrance à la terrasse d’un café. Il m’invite à m’asseoir; apparemment il a tout oublié. Il devait être drôlement bourré. Ça me fait une distraction, vaguement du bien, de me forcer à discuter un peu, et puis penser à d’autres choses. Je lui raconte que Brandon a disparu. Je lui raconte toute l’histoire. « Pétronella ? mais j’ai vu Pétronella partir jeudi, Jennifer, et Brandon n’était pas avec elle » Il me balance ça comme ça. Du coup, une nouvelle terreur m’envahit. C’est qu’il est vraiment arrivé quelque chose à Brandon.
- Tu es sûr ?
- Absolument, écoute, viens, Jen, je vais t’emmener dans l’appartement où vivait la troupe de Pétronella, on trouvera peut être des indices. J’ai joué dans Julie Lescaut.
On se dirige dans une minuscule ruelle bien loin de l’agitation du vieil Avignon. Apparemment, le seul appartement occupé est celui où vivait Pétronella. La porte est fermée et Louis passe sa main dans mes cheveux, ou ce qu’il en reste. C’était un piège, il a décidé de me sauter encore dessus ?
Je suis tétanisée, d’autant que je n’ai pas mes boots, là. Juste mes vieilles tongs. Mais non, il tire délicatement une pince de mon chignon et il ouvre la porte avec !
L’appartement est à peine meublé. Un vieux canapé, une table basse, quelques graines dessus. Une bouteille d’eau minérale. Rien. Louis s’avance vers la kitchenette et revient avec une bague en argent. « Ce n’est pas à Brandon, par hasard ? » Oui, c’est la chevalière de Brandon, celle qui représente un hamburger. Évidemment, une telle bague ne peut pas faire partie de l’univers végétal d’une Pétronella. « Oh God » Je gémis. Pourtant Dieu sait que ce n’est pas souvent que je m’adresse à Lui.
C’est alors qu’on entend des coups, des tout petits coups sur la porte derrière nous. « Jen ? Jen ? dit une voix, LA VOIX DE BRANDON….c’est toi ? »
Louis et moi, on se précipite vers l’endroit d’où vient la voix. C’est la salle de bains, et Brandon est apparemment dedans. La porte est fermée de l’extérieur et la clef n’est pas dessus. « Brandon, je crie, Brandon, tu vas bien ? »
- Je suis fuckin enfermé là dedans depuis trois jours, je ne vais pas bien Jen, je n’ai plus de voix à force de crier, je crève de faim »
- On va te sortir de là, petit. dit Louis Durefrance, et il court jusqu’au bout de la pièce « Je vais défoncer la porte, petit, éloigne toi un peu, j’ai doublé dans Hung Kung Fufu»
- NON crie Brandon, c’est inutile, la clef est dans le premier tiroir de la cuisine. J’ai vu cette fuckin daughter of a bitch la chercher dedans.
Je me précipite dans la cuisine, récupère la clef, ouvre la porte. Brandon est assis sur les cabinets, l’air complètement assumé. Je lui demande comment il va, je veux l’emmener quelque part là où ça sera calme, le prendre par la main, lui faire tout oublier. Lui montrer des trucs qu’il n’a jamais vus, des terres insensées, des endroits où on peut respirer.
Il me regarde et secoue la tête : « Tu te rends compte Jennifer, si tu n’étais pas venue, je serais mort ! »
- Mais qu’est ce qui s’est passé, Bon sang ?
- Je vais tout te raconter mais d’abord, je veux sortir d’ici et manger UN HAMBURGER SAIGNANT
J’ai remercié Louis Durefrance, je lui ai même donné mon numéro ; si un jour, il passe par Bismarck. On a retrouvé Abz et David, effusions, larmes, et on est tous allés manger un hamburger. Et Brandon, après avoir avalé deux hamburgers royaux sans respirer, nous a raconté
- Les autres filles que j’ai connues, elles m’ont toutes trahies au moment où je m’y attendais le moins. Pétronella, c’est comme le reste. Pourtant, j’ai fait des efforts, vous avez vu hein ? j’aurais soulevé des montagnes, j’aurais mangé du quinoa toute ma vie….on était là, sur son canapé à parler de nettoyage du colon, à parler de notre avenir, parce que c’était évident, pour elle, comme pour moi, qu’on avait un avenir ensemble…. »
- Viens en au fait, Brandon, j’ai dit. J’ai entendu cette histoire mille fois.
- Il a besoin de parler, Jen, m’a dit Abz, laisse le nous raconter comme il l’entend. Tu te rends compte qu’il a été enfermé avec de l’eau du robinet pendant trois jours comme seule nourriture ?
- J’ai mangé du savon noir aussi, a répondu Brandon… alors, on était là, on parlait, on envisageait notre futur. Moi, je voulais deux enfants et Pétronella a dit oui. Elle m’a dit que ma bague devait quitter mes doigts, que je devais tout quitter pour elle. J’ai dit oui. Et puis, bon, il y avait ce moustique qui nous tournait autour, et moi je l’ai écrasé du plat de ma main sur ma cuisse. Et là, là…Elle est devenue folle, elle m’a traitée d’assassin. elle m’a dit que les êtres vivants avaient le droit de vivre, que ce moustique, c’était peut être mon arrière père et que je venais de le tuer une deuxième fois. J’ai eu beau lui expliquer que Shlomoh Sefshkenaze n’aurait jamais accepté la réincarnation en moustique vu qu’il était mort dans un camp et que ça va bien, le karma, hein, elle n’a rien voulu savoir et elle a commencé à me taper et à m’insulter. Et à me faire tous les reproches du monde, comme quoi je mangeais salement mes graines et que je mettais mes sandales sur le canapé. Que j’étais un sale égoïste. J’avais eu l’impression qu’on était mariés depuis trente ans. Elle était comme les autres même si Dieu l’a crée avec une tête de petite fée. Au dedans d’elle, tout propre que ce soit, tout plein d’oligo éléments biologiques que ce soit, c’était que du moisi cradingue qui fait mal, toujours un petit mot pour détruire… Je me suis levé et je lui ai dit que je voulais plus bâtir mon avenir avec elle. Et que je lui souhaitais de rencontrer la réincarnation d’un frelon. Elle l’a très mal pris. Et c’est là qu’elle m’a assommé avec son thermos de verveine…je me suis réveillé dans la salle de bains, elle m’avait laissé un mot « J’ESPÈRE QUE PERSONNE NE TE TROUVERA, TU NE MÉRITES PAS DE VIVRE ASSASSIN» j’ai crié tout ce que j’ai pu. J’ai pris un bain, j’ai dormi dans la baignoire, j’ai attendu, j’ai crié, j’ai mangé le papier…et puis voilà. »
- Mon Dieu, cette fille est complètement folle, a dit Abz, tu vois David, ces gens du théâtre sont complètement à l’ouest.
- Je suis sûre qu’il y en a aussi dans la fonction publique, a dit David. Et ils ont recommencé à parler de l’art et de ses dérives et de pourquoi l’existentialisme était le fondement de l’épistémologie.
Moi, je m’en foutais, j’avais retrouvé mon Brandon, mon assassin de moustiques, mon mangeur de viande, mon buveur de bières, mon grand frère. On allait rentrer à Bismarck et reprendre la musique. Je l’ai serré fort dans mes bras et il a dit « Arrête, Jen, on n’a plus quatre ans » mais il me serrait encore plus fort.
Et il a commandé une autre bière.