[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#6F8CA9″]N[/mks_dropcap]e surtout pas se fier à sa moue boudeuse et à ses grands yeux tristes : la tout juste trentenaire Marie Davidson est l’une des figures les plus expansives et actives de la scène underground canadienne de la décennie en cours. Depuis son fief natal de Montréal, la jeune femme aligne une pléthore de sorties diverses pour des projets variés depuis un certain temps maintenant, et bien que leur aura globale se limite, pour l’heure, à un cercle relativement restreint de connaisseurs affûtés, leur seul inventaire suffirait à remplir la moitié de l’espace dévolu à la présente chronique.
Cependant, ces dernières années, son travail a pu bénéficier d’un éclairage inattendu et bienvenu, notamment par le biais de la signature, sur le prestigieux label new-yorkais DFA Records, de l’emblématique duo Essaie Pas qu’elle forme avec son mari et alter ego musical Pierre Guerineau. Tenant d’une électronique froide et martiale, lardée de textes volontiers surréalistes et imprécateurs, le tandem y a ainsi publié le sombre et remuant Demain Est Une Autre Nuit en 2016 puis, il y a six mois à peine, l’envoûtant et futuriste New Path, largement inspiré du roman Substance Mort de l’écrivain de science-fiction américain Philip K. Dick.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#6F8CA9″]P[/mks_dropcap]arallèlement à ce binôme cyberpunk radical, Marie Davidson dévoile sur les disques qu’elle conçoit sous son nom seul une dimension à la fois plus personnelle et plus directe de son caractère. Il était donc assez logique que son projet solo finisse par trouver asile, à son tour, sur une structure plus conséquente que les labels confidentiels qui la soutenaient jusqu’à présent. Ainsi, c’est sur l’iconique Ninja Tune, incontournable pionnier britannique en matière de musiques électroniques, que paraît ces jours-ci son quatrième album solo, l’étonnamment accrocheur Working Class Woman.
Attention, nous ne sommes pas non plus à des kilomètres de l’esthétique âpre d’Essaie Pas, dont les textures hantées se rapprochent tout de même davantage de l’électro viciée de Throbbing Gristle et des ambiances menaçantes de John Carpenter, que de l’efficacité lumineuse de la pop synthétique des premiers Depeche Mode ou Pet Shop Boys : chez Marie Davidson comme chez son comparse Pierre Guerineau, qu’on retrouve ici aux manettes en tant que coproducteur de l’album, c’est la matière sonore elle-même qui fait office de source de composition, primant sur de plus classiques constructions mélodiques fondées sur une alternance nette (et rassurante) de couplets et de refrains.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#6F8CA9″]N[/mks_dropcap]éanmoins, ce nouvel album de la canadienne se distingue de toutes ses précédentes œuvres, seule ou accompagnée, par une introspection sans fard, qui passe autant par un sarcasme ravageur envers ses semblables que par une autodérision salutaire et sans compromis. À cet égard, le ton est donné dès l’oppressant Your Biggest Fan, qui ouvre les hostilités sur un lit de sons métalliques lourds, nous plongeant dans un tourbillon de voix toujours plus présentes et carnassières : par une saisissante prise de recul, Marie Davidson y égraine, en les reprenant avec une morgue tranchante, tous les lieux communs qui lui ont été assénés ces derniers temps par des fans maladroits (« J’adooooooooore ta musique. Au fait, tu joues dans un groupe ? »), des journalistes simplistes (« Franchement, cet album est-il une prise de risques ? »), des dragueurs déférents (« Je peux t’aider à enrouler tes câbles ? ») ou des haters professionnels (« Elle force son accent, PERSONNE ne parle comme ça ! »).
On ne peut qu’être saisi par le final faussement apaisé du morceau où, recroquevillée dans son coin, la canadienne en est réduite à chuchoter de déchirantes confessions intimes : « It’s not easy to stay sober » (« Ce n’est pas facile de rester sobre ») ou « No words could explain / How deep is the pain » (« Aucun mot ne peut décrire / À quel point la douleur est profonde »).
Le contraste avec le single Work It qui suit, tout en rondeurs électroniques et groove martial, rend la séquence plus vigoureuse encore, comme un réveil sec et sans appel. Sur un rythme syncopé irrésistible, Marie Davidson s’érige tour à tour en coach sportive, confidente de l’âme puis dominatrice SM, invitant l’auditeur à un examen de conscience des plus drastiques : le travail dont il est question dans le titre (et, par extension, dans celui de l’album) est avant tout à accomplir sur soi-même. Mais l’ambiguïté tacite qui transpire de ces paroles incantatoires (« Je veux te sentir / Pour savoir si tu es un gagnant ») trouve une densité expiatoire jusque dans la crudité d’une admonestation narquoise : « Is sweat dripping down your balls ? » (« Est-ce que la sueur coule le long de tes couilles ? »).
On a beau se dire que l’habit ne fait pas le moine, on réalise alors que le look d’executive woman propre sur elle qu’arbore la chanteuse sur la pochette de son disque a tout d’un habile trompe-l’œil : confrontée au monde extérieur par la force des choses et la plus grande exposition de sa musique, Marie Davidson semble refuser mordicus de sacrifier la rugosité qui la caractérise, comme son intimité précieuse, sur l’autel d’une plus large reconnaissance publique, qui ne pourrait être qu’illusoire. Un sourire pourquoi pas, mais on garde un poignard caché dans le dos, au cas où.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#6F8CA9″]L[/mks_dropcap]e cours du disque affiche par la suite tout l’éventail de l’ambition, multipolaire donc inédite pour elle, qui anime ici la productrice, d’énergiques salves électroniques instrumentales (sur le frénétique Lara ou l’épileptique et très explicite Workaholic Paranoid Bitch) en moments de pure sérénité fantasmée (sur l’enivrant et songeur Day Dreaming ou le final contemplatif et libérateur de La Chambre Intérieure). Mais les moments les plus tétanisants de puissance formelle sont aussi les plus viscéralement douloureux, comme sur la pulsation industrielle, anxiogène et suffocante de The Tunnel, cruelle métaphore post-apocalyptique assimilant l’existence à une galerie souterraine maculée de verre brisé, dont l’étroitesse implacable ne permettrait que de ramper à même le sol : entre quinte de toux glaçante, irrépressibles cris d’effroi et tremblements palpables, Marie Davidson y déploie des angoisses si réalistes qu’on a énormément de mal à reprendre nos esprits lorsque la piste touche à sa fin.
Cependant, le paroxysme de sa mise à nu est atteint sur l’hallucinante mise en scène sonore proposée par The Psychologist, sur lequel la chanteuse invente un imaginaire dialogue de sourds entre son thérapeute et les multiples voix intérieures qui se bousculent dans sa tête, se contredisant entre elles sur tous les tons, du plus drôle au plus tragique, comme pour ne lui (et nous) rappeler, en filigrane, qu’une seule évidence lapidaire : cette fille est complètement folle.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#6F8CA9″]S[/mks_dropcap]ur son long format précédent, malicieusement intitulé Adieux Au Dancefloor, la facétieuse Marie Davidson faisait mine d’en finir avec ses multiples excès de fêtarde revendiquée, entre addictions diverses, démons intérieurs et obsessions nocturnes, se pliant à l’exercice cathartique d’un mea culpa savamment orchestré sur fond de basses massives et stroboscopiques.
Il est donc particulièrement jouissif de la voir aligner ici, au bout d’une course certes passionnante, mais aussi effrénée et éprouvante, ses deux compositions les plus accrocheuses et entraînantes à ce jour, sous la forme du roboratif Burn Me, dont la boucle implacable à la Giorgio Moroder pourrait bien nous faire danser jusqu’au bout de toutes les nuits, et, surtout, du lumineux et chaloupé So Right, sur lequel on sent se télescoper amour flamboyant, sexualité torride, peur du vide laissé par l’absence de l’autre et, par dessus tout, la frustration abyssale de devoir se résigner à la finitude de l’instant présent : « I can’t hold it inside » (« Je ne peux le garder en moi »).
Mais on devine aussi, en creux, que si toute la démarche permet d’entrevoir, même furtivement, la beauté de l’absolu, alors le chemin en valait la peine, pourvu qu’il laisse une trace, fut-elle cantonnée à notre seul inconscient : ce n’est pas pour rien que le livre de chevet de Marie Davidson n’est autre que le vertigineux Manuel De Psychomagie de l’artiste franco-chilien Alejandro Jodorowsky.
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#6F8CA9″]A[/mks_dropcap]u final, le titre de l’album est encore plus représentatif de son contenu si l’on prend isolément chacun des trois termes qui le composent : on trouve bien ici du travail (sur soi comme sur les autres), de la classe (dans une production aussi aventureuse et inventive que précise et maîtrisée) et de la féminité (qu’elle s’exprime dans une évidente force naturelle comme dans une fragilité précieuse et assumée, qui dépasse largement la question du genre pour mieux nous englober dans une universalité inquiète).
Dans ce contexte, il est regrettable de se dire que ce Working Class Woman est, simultanément, encore trop extrême et personnel pour séduire une large audience, et trop physique et direct pour emporter la mise auprès d’une certaine intelligentsia qui ne resterait qu’à la surface brillante de cette musique certes rugueuse et accidentée, mais qui se révèle pourtant profondément riche, sincère et habitée une fois que l’on a traversé l’impressionnante glace de sa gangue formelle.
Il n’est pas impossible que Marie Davidson elle-même soit tout à fait consciente de cette dualité implicite, celle-là même qui la voit concilier, sur cet excellent nouvel album, impudeur torturée et enthousiasme rageur. Il n’est pas non plus interdit de se l’imaginer livrant au public, avec une certaine espièglerie, ce disque qui affiche avec tant de fermeté le caractère complexe de sa créatrice, tout en nous adressant avec majesté un fier doigt d’honneur dans un large sourire.
Ni de se dire que, telle une étudiante en philosophie confrontée à l’épineux sujet d’examen que serait l’exégèse de la prise de risque, la canadienne viendrait, à sa manière bien à elle, adaptée à son milieu artistique exigeant et codifié, de renverser la table pour rendre, après moult ratures, une copie quasiment vierge et pure, d’où n’émergerait qu’une seule phrase, à la fois lapidaire, inconsciente et héroïque :
« Le risque, c’est ça. »
Working Class Woman de Marie Davidson
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 5 octobre 2018 via le label Ninja Tune, en licence exclusive pour [PIAS].