« On n’imagine pas ! » On n’imaginerait pas, vraiment pas, à voir MB, HC ou RD, qu’ils sont des hommes capables d’avoir commis les actes pour lesquels il ont été (ou pas) condamnés. C’est sans doute ce déficit d’imagination dans la tête des trois femmes qui a causé leur perte. Un déficit d’imagination quasiment indépassable tant il demanderait à chacune de se déporter vers des régions de violence proprement inaccessibles à l’esprit, dans des contrées innommables où seule une nuit noire, épaisse, gluante et abjecte règne. C’est de cette nuit qu’il faut aider ces femmes à sortir, et c’est la tâche que s’est assignée Nathacha Appanah qui réfléchit et écrit depuis longtemps sur la violence, et qui nous livre en cette rentrée littéraire un texte bouleversant, La nuit au cœur (Gallimard).
Il lui aura fallu du temps, un temps de maturation, un temps de courage, un temps de distance aussi sans doute, pour parvenir à nous parler de cette violence-là. Et pour cause, car c’est paradoxalement grâce à l’aide de celles qui ne sont plus, grâce aux femmes qu’elles furent avant de croiser leurs mortels prédateurs que l’autrice parvient dans un même mouvement, à nous dire qui elles furent avant et à faire surgir celle qu’elle a été quand, elle aussi, a croisé cette mort à laquelle son conjoint la destinait.
Ces trois femmes ce sont Chahinez Daoud, abattue et brulée vive par son mari à Mérignac en 2021, Emma, la cousine de Nathacha Appanah renversée en 2000 sur île Maurice par son mari qui lui roulera ensuite sur le corps, enfin Nathacha, restée miraculeusement vivante après avoir vécu sous l’emprise de HD durant six années et qui parvient aujourd’hui, à revenir sur sa vie personnelle pour mieux parvenir à nous dire celle de ses sœurs de martyre. C’est aux environs de ses 17 ans que Nathacha Appanah tombe dans un gouffre, une chute sans fin qui la place sous l’emprise d’un homme violent à qui elle échappera au terme d’une course pour la survie. Cette course Chahinez et Emma l’engageront également, jusqu’au bout de leur souffle, mais en vain, rattrapées par leurs conjoints . Tous deux, sans doute insuffisamment satisfaits de leur donner simplement une mort atroce, porteront aussi gravement atteinte à l’intégrité physique de leurs compagnes, roulant sur le corps de l’une ou mettant le feu à l’autre, et les laissant sur la voie publique comme pour mieux parachever le processus de chosification qui est le propre de cette forme de domination morbide. Un processus de négation qui va également réduire ces femmes au statut de victimes de féminicides effaçant du même geste les personnes de chair et de sang qu’elles ont été avant tous cela. Au delà de maintenir notre devoir de mémoire sur ces crimes le projet de Nathacha Appanah consiste à lutter avec ses armes littéraires contre le processus d’effacement et de silenciation de la personne, qui réside au cœur du féminicide et qui préexiste à son issue fatale.
« Au début il décrit de longs cercles concentriques d’observation suivis de charges frontale et d’approches croisées(…) Vous deviendrez le point central de ses approches et il reviendra systématiquement au contact par tous les moyens possibles en s’acharnant et on devenant insistant (…) Il montre une fois encore sa supériorité territoriale par son langage corporel. C’est préférable de quitter la zone sans perdre trop de temps, avant qu’il ne devienne trop inquisiteur. Maintenir un maximum de distance et ne jamais reculer. Il faut aussi, toujours, garder une position verticale, un contact visuel et réagir, le moins possible à ses approches.
Ce « il » pourrait être le maçon, MB, le poète HC, le chauffeur RD.
Ces cercles concentriques d’observation pourraient être une métaphore de la manière dont il progresse en vous isolant peu à peu de votre entourage : les amis, les collègues, les voisins, la famille, les enfants. C’est une entreprise de sa graduelle : votre style vestimentaire, votre esprit, sain, votre libre arbitre, votre capacité à prendre une décision. Cette sape est accompagnée, de temps en temps, par des opérations de séduction : il est beau haut-parleur, il est beau garçon, il est poli, il est brillant.
Les charges frontales seraient les premières bousculades, les premières claques, les insultes déguisées, les humiliations. Les approches croisées seraient ses différentes stratégies de surveillance : il regarde votre téléphone, il vient vous chercher à votre travail sans vous prévenir, il écoute vos conversations, il vous suit, il se tapit dans des buissons, dans des voitures, dans les recoins, il vous attend. Il vous dit qu’il part travailler, mais il rentre un quart d’heure après. Il vous dit qu’il part faire des courses, mais il revient sur ses pas, il veut savoir ce que vous faites en son absence, il veut savoir qui vous êtes quand il n’est pas là. Il a tout son temps, il vous regarde même dormir.
Ce « il », dans cet extrait d’article n’est ni un maçon, ni un poète, ni un chauffeur. Ce « il » n’est pas un homme. Ce « il » désigne un requin et ce passage est extrait d’un article sur les différents comportements et approches du squale. »
─ Nathacha Appanah, La nuit au coeur
Mais on n’imagine pas non plus les pouvoirs de la littérature et ceux de l’écrivaine. En cela le livre de Nathacha Appanah est un grand livre qui démontre, s’il en était encore besoin, la force inouïe de l’écriture. Tout d’abord le pouvoir d’obliger. Obliger les criminels à regarder en face leurs actes, sans pouvoir mettre en place une quelconque esquive. Nathacha Appanah atteint cet objectif dans une scène d’ouverture absolument fascinante et d’une grande puissance, consistant à enfermer virtuellement les trois assassins – mais on aurait envie de dire finalement plus définitivement que tous les verdicts possibles – dans une unique pièce, sans fenêtre, dans laquelle la lumière ne pénètre que par un vasistas élevé. Ils sont là sous le pouvoir de l’écrivaine, sous le pouvoir des mots, et ils vont devoir entendre. Entendre ce que Nathacha Appanah a à leur dire, entendre leurs crimes et entendre surtout la voix de celles qu’ils ont fait disparaître, leur énergie, leur amour de la vie que l’écrivaine va s’acharner à nous restituer. Le pouvoir des mots c’est aussi tout au long du texte, les mouvements circulaires que la romancière engage pour nous mener au cœur des drames qui se sont joués, un mouvement que l’on pourrait qualifier d’anti-prédation. Là où elle rappelle la familiarité entre le comportement du squale et celui que les prédateurs masculins déploient autour d’Emma, de Chahinez et d’elle-même, les cercles de phrases que déroule l’autrice vont au contraire, petit à petit nous les restituer dans la puissance de leur vie, les faire redevenir joie, rythme, action, leur rendre tout, bien sûr presque, ce que leurs prédateurs leur ont pris en plus de la vie.
Nathacha Appanah
écrit pour maintenir
Chahinez et Emma vivantes.
Elle écrit, sans doute,
pour se maintenir vivante.
Il faut évidemment prévenir le lecteur, lui dire combien certaines pages seront terriblement inconfortables, lui dire combien certaines pages seront proprement insoutenables, mais lui dire aussi qu’il lui faudra lire, lire jusqu’au bout, car c’est en cela que lui aussi, derrière l’autrice, dans l’image restituée de ses femmes qui se formera progressivement dans sa tête, participe à ce que jamais, elles ne soient réduites à leurs conditions de victimes, à ce que jamais on oublie, au-delà de la destruction des corps, au de la de la chosification dont elle ont fait l’objet quelles femmes puissantes elles ont été. On devine d’ailleurs au cœur de l’expérience traumatique propre de Nathacha Appanah ( elle nous confie que des angles morts restent encore proprement indicibles) ce qu’il y a pour elle-même de honteux, d’incompréhensible, à ne pas avoir vu, compris, à ne pas avoir pu résister, à s’être laissée prendre dans ces filets . Elle écrit donc aujourd’hui aussi dans un but pédagogique, pour toutes les femmes – et devrions nous dire aussi pour tous les hommes –, pour leur dire qu’un homme meurtrier de sa femme n’est pas uniquement un monstre, un sauvage, il peut être cet homme qui vous invite au début à un dîner en amoureux, il peut être cet homme qui vous fait des cadeaux, il peut même être cet homme qui vous dit un jour qu’il vous aime. Nathacha Appanah écrit pour maintenir Chahinez et Emma vivantes. Elle écrit, sans doute, pour se maintenir vivante.



