Iain Menzie Banks est un auteur double : lorsqu’il écrit sous le nom de Iain M. Banks, il est un auteur de science-fiction, mondialement reconnu pour avoir produit « le Cycle de la Culture », une fresque spatiale mettant en scène une civilisation nomade hédoniste et libertaire.
Lorsque le « M » disparait de son nom, il publie des fictions contemporaines et des textes plus étranges sur des univers parallèles ou oniriques. Difficile parfois de savoir à quel Iain on a affaire, avec ou sans « M » ; ce qui inspirera d’ailleurs à Edgar Wright une bonne blague dans son film Hot Fuzz (regardez ce que lit l’agent qui tient le guichet du poste de police). On trouve ainsi des villes en forme de pont, des pays himalayens fictifs, des maffieux à la fois terrifiants et facétieux, un jeune zézayant parti à la recherche d’une fourmi ou encore ce « Chant de Pierre », qui paraitra le 8 mars prochain en français aux éditions L’œil d’or dans une traduction d’Anne-Sylvie Homassel dont nous vous proposons ci-dessous le premier chapitre ; un roman qui témoigne, une fois de plus, de la grande liberté de ton et d’imagination de l’auteur écossais.
« Un chant de pierre » suit le destin d’Abel et Morgan, châtelains jetés sur les routes par la guerre, et contraints à revenir chez eux par une bande de militaires désireux de faire de leur château leur base arrière. On suivra le destin sombre de ces personnages en évoluant dans le décor de glaise, de landes et de forêts de ce monde qui ne sait même plus pourquoi les gens se battent. On pourrait voir beaucoup de choses très actuelles dans ce roman de 1997 : une dénonciation de l’absurdité de la guerre, des échos sadiens d’une société qui se réconforte à l’abris de murailles bien superficielles et au contact d’un chef charismatique. On pourra plus simplement goûter la puissance esthétique des motifs tissés par Banks, teintés très fort par son Ecosse natale. On pourra enfin se laisser aller aux accents sadiens de ce conte pour adulte à la tournure cruelle et mélancolique. Car s’il est bien une constante dans les livres de Banks, c’est cette propension aux lectures multiples, aux points d’entrée nombreux et à la jonction par la narration d’expérience de pensée et du plus pur plaisir littéraire de se faire le témoin des actions de personnages qui subissent autant qu’ils agissent, un privilège réservé à la meilleure des littératures.
UN CHANT DE PIERRE
Par IAIN BANKS
chapitre I
L’hiver a toujours été ma saison favorite. Sommes-nous déjà en hiver ? Je ne sais pas. Il existe une définition technique qui repose sur les calendriers et la position du soleil, mais je crois que lorsque les saisons s’écoulent et changent inexorablement, on s’en rend compte, tout simplement ; je crois que l’animal en nous perçoit l’odeur de l’hiver. Sans égard pour le cadre imposé de notre chronologie, l’hiver est une calamité infligée à notre moitié du monde, que le ciel froid, de plus en plus froid et le soleil bas, de plus en plus bas, extraient de la terre ; quelque chose qui pénètre l’âme et rentre dans l’esprit par le nez, entre les dents, franchit la barrière poreuse de la peau.
Une âpre bise cueille et soulève de petits tourbillons de feuilles à la surface grise et cahoteuse de la route et les éparpille dans les flaques d’eau froide au fond des fossés. Les feuilles sont jaunes, rouges, ocre et marron ; les couleurs du feu au beau milieu de cette froide humidité. Il y a encore des feuilles sur les arbres qui surplombent la route ; nulle glace encore n’ourle aux ruisselets des fossés ; et de part et d’autre de la plaine, les collines ne sont pas enneigées, sous le soleil de midi qui luit dans une large tranche de ciel sans nuage. Cependant le sentiment demeure d’un automne bel et bien révolu. Dans le lointain, au nord, quelques montagnes se cachent derrière la grise flotte de cumulus qui les encercle. Il y a peut-être de la neige là-bas, sur ces sommets, mais il ne nous est pas encore donné de la voir. Le vent souffle du nord et pousse vers nous, à flanc de colline, des rideaux de pluie. Au sud, des champs – certains blondis, piétinés, dévastés, d’autres moissonnés, ne montrant que terre nue, quelques-uns piqués de cratères – s’élèvent des colonnes de fumée que la bise incline. Pendant un instant, le vent sent à la fois la pluie et le brûlé.
Autour de nous, nos compagnons de débâcle piétinent la route grasse de boue en marmonnant. Nous sommes, ou nous étions, un flot d’humanité, une hémorragie de bannis, artérielle et vive dans ce paysage paisible ; pourtant quelque chose désormais nous retient. Le vent retombe de nouveau et, lorsqu’il se retire, je flaire la sueur des corps sales et le fumet des deux chevaux qui tirent notre berline improvisée.
Tu lèves la main derrière moi et me prends le coude, que tes doigts serrent.
Je me retourne vers toi et chasse de ton front une mèche de cheveux d’un noir de jais. Autour de toi sont entassés les sacs et coffres que nous avons songé à emporter, remplis de tout ce qui, pensions-nous, pouvait nous servir sans induire d’autres en tentation. Quelques objets de prix sont cachés dans le chariot et sous son armature. Tu es restée assise, dos à moi dans cette voiture découverte, regardant vers l’arrière, t’efforçant peut-être de distinguer la maison que nous avons quittée ; à présent, cependant, tu pivotes sur le siège et essaies de voir au-delà de mon corps, un pli soucieux troublant l’expression de ton visage comme un défaut dans un front de marbre.
— Je ne sais pas pourquoi nous nous sommes arrêtés, te dis-je.
Je me redresse un moment, regarde par-dessus les têtes des gens qui nous précèdent. Un camion au châssis élevé, à cinquante mètres de nous, nous dissimule la vue ; la route, ici, est droite sur un kilomètre à peu près, entre champs et forêts (nos champs, nos forêts, nos terres, c’est ainsi que j’y pense encore).
Ce matin, lorsque nous avons, avec nos quelques domestiques, rejoint la cohorte d’hommes, de charrettes et autres véhicules, celle-ci s’étendait sans interruption de part et d’autre de la route, à perte de vue ; continuité des réfugiés, avançant tous, lentement, les yeux baissés, cheminant laborieusement d’ouest en est, approximativement. Je n’avais jamais vu une foule si nombreuse ; un fleuve d’âmes coulait sur cette route. Les gens me faisaient penser aux silhouettes qu’on découpe, enfant, dans le papier : contours tracés sur plusieurs épaisseurs de journaux puis dépliés, tous liés, tous semblables, tous vaguement différents, tous empruntant leur forme à ce qui leur avait été ôté et – fragiles, inflammables, jetables – exigeant, de par leur nature, d’être convenablement maltraités. Nous les avons rejoints sans difficulté, nous sommes fondus dans la colonne sans pourtant y passer inaperçus.
Il y a du bruit devant. Des cris, peut-être ; puis j’entends les détonations sèches d’armes de petit calibre, espacées et tranchantes dans le vent qui revient. Ma bouche est sèche maintenant. Autour de nous, les gens – des familles, pour la plupart, petits groupes du même sang – semblent se recroqueviller. J’entends un enfant qui pleure. Deux ou trois de nos domestiques, qui guident les chevaux, nous jettent un regard. Un peu plus tard, une fumée compacte, plus proche, s’élève de l’autre côté du camion. Un peu plus tard encore, la foule se remet en marche. Je fais claquer les rênes et les deux juments baies repartent, sabots claquant sur la route. Le camion lâche un nuage de gaz d’échappement.
— On a tiré ? demandes-tu, et tu te tournes, te lèves et regardes par-dessus mon bras.
Je sens ton parfum, celui du savon de ton dernier bain, que tu as pris ce matin au château, tel un souvenir fleuri de l’été.
— Je crois.
Les juments avancent. L’odeur de diesel du camion demeure un bref moment dans le vent. Nous transportons à l’insu de tous, fixés par des cordes sous le chariot, six fûts de diesel, deux d’essence et un d’huile de moteur. Nous avons laissé nos véhicules à moteur dans la cour du château, jugeant que les chevaux et cet équipage nous rapprocheront, davantage que quelque automobile, d’un lieu sûr dont la nature reste à déterminer. Il intervient dans ce calcul d’autres critères que celui de la simple consommation d’essence au mile ou au kilomètre ; la rumeur est unanime, et nous l’avons vérifiée une ou deux fois de nos yeux : les automobiles en état de marche, en particulier les véhicules tout-terrain, attirent l’attention de ceux précisément que nous nous efforçons en cet instant même d’éviter. De même le château, d’apparence si puissante, ne fait qu’attirer les ennuis. Je dois sans cesse me convaincre – et toi de même – que nous avons agi pour le mieux ; en quittant notre foyer, nous l’avons sauvé. Ceux qui sans peut-être sont déjà en train de s’y servir sont les bienvenus : qu’ils emportent tout ce qu’ils veulent…
La fumée devant nous est maintenant plus proche et plus épaisse. Je songe qu’une âme plus possessive, moins protectrice que la mienne aurait, ce matin, incendié le château avant notre départ. Mais je n’ai pas pu. Sans doute, nous aurions eu quelque plaisir à priver ceux qui nous menacent de cette récompense mal acquise ; malgré tout, je n’ai pas pu.
Des hommes armés, en uniforme – armes et uniformes hétéroclites, sans ordre – hurlent quelque chose à l’attention du gros camion. Il se déporte sur le bord de la route, s’arrête à l’entrée d’un champ, laissant passer tous ceux qui cheminaient derrière. La colonne de réfugiés, flot d’individus, toute en têtes, en chapeaux, en capuches, en charrettes branlantes où s’empilent des tas vacillants, se déploie jusqu’à l’horizon.
Nous arrivons à la hauteur de la fumée ; devant cette colonne qui s’élève, la nôtre s’immobilise de nouveau. Une camionnette brûle sur le bord de la route ; elle est inclinée au-dessus du fossé mais son flanc ne touche pas tout à fait terre ; l’arrière de sa remorque est dressé vers le ciel, son contenu s’échappe d’une bâche sombre. La camionnette palpite dans l’incendie, ses vitres et son pare-brise éclatés crachent des flammes, une fumée s’échappe des portières arrière, grandes ouvertes. Nos compagnons d’exode – ceux du moins qui vont à pied – se massent de l’autre côté de la route lorsqu’ils passent devant la carcasse, craignant peut-être une explosion. D’autres hommes en uniforme sont occupés à ramasser ce qui est tombé de la remorque sans prendre garde aux flammes proches. Étendues sur le bord du fossé, près de la camionnette, les deux formes qui, au premier coup d’œil, semblaient n’être que deux autres tas de haillons sont en fait deux corps ; l’un gît face contre terre et l’autre, une femme, fixe le ciel d’yeux écarquillés, immobiles. Sa veste est tachée de brun-noir à hauteur du flanc. Tu te lèves, et tu regardes aussi. Un gémissement pitoyable, désespéré, nous parvient de l’avant de la colonne.
Puis, au-delà de la fumée, des flammes et du toit incliné de la camionnette, là où la galerie s’est détachée, répandant sacs, fûts et caisses sur l’herbe rêche et les buissons faméliques, quelque chose remue.
C’est là que nous est apparue pour la première fois le lieutenant, se dressant par-delà les flammes amples et sanglantes de l’accident ; son visage tremblait dans la chaleur ascendante comme en une eau partagée : un roc qui trouble le courant.
Une détonation résonne vers le camion, à l’arrêt près du portail qui mène à un champ, en face d’une route forestière. Autour de nous, les gens se courbent, les chevaux avancent de quelques pas et tu sursautes ; mais je suis agrippé par les yeux de la silhouette qui se tient derrière les flammes. D’autres coups de feu se font entendre et je me retourne enfin, regard arraché, vois toute une troupe sortir du camion en trébuchant, mains levées ou posées sur la tête, tandis que d’autres hommes en uniforme les regroupent et les emmènent, abaissent le hayon avec un choc sourd et commencent à fouiller le véhicule. Quand je me détourne de ce spectacle, tu t’es rassise et la femme en uniforme que j’ai vue à travers les flammes s’avance, entre deux de ces irréguliers, vers la portière de notre chariot.
Notre lieutenant (j’avoue cependant que ce n’est pas le nom que lui donnions alors) est une femme de taille moyenne, dont les mouvements ont néanmoins quelque chose de gracieux. Son visage est quelconque, son teint sombre, presque basané, ses yeux gris sous des sourcils noirs. Son uniforme est hétéroclite : ses bottes souillées, égratignées, lui viennent d’une armée, son pantalon et sa tunique déchirés d’une autre, sa veste trouée et crasseuse d’une autre encore et sa casquette chiffonnée, ornée d’une paire d’ailes, partie de son ancien emblème, semble lui venir d’un régiment aérien ; son fusil, lui (long, sombre, deux chargeurs en faucille soigneusement fixés dos à dos, en miroir) est immaculé et luisant. Elle te sourit et porte un doigt à sa casquette puis se tourne vers moi. Le long fusil repose tranquillement sur sa hanche, canon pointé, redoutable, vers le ciel.
— Et vous, monsieur ? demande-t-elle.
Sa voix est d’une rugosité que je trouve perversement agréable, bien que ma peau se hérisse, percevant l’avertissement implicite, la menace à venir. À cette époque, déjà, se doutait-elle, avait-elle quelque idée du tour que prendraient les événements ? Notre équipage nous signalait-il dans cette foule, gemme sertie sur une chaîne d’un métal inférieur, réveillant le prédateur qui sommeillait en elle ?
— Quoi, madame ? lui demandé-je, tandis qu’un hurlement retentit.
Je lève les yeux : un groupe de soldat s’est rassemblé autour d’un homme à terre sur le bord de la route, à quelques mètres de la camionnette en flammes. Scène devant laquelle les réfugiés passent aussi, prenant soin de garder leurs distances.
— Avez-vous quelque chose qui pourrait nous être utile ? demande la femme en uniforme, qui bondit avec agilité sur le marchepied du chariot et – te décochant un nouveau sourire – se penche pour soulever de la gueule de son long fusil le bord d’une couverture de voyage.
— Je ne sais pas, réponds-je lentement. Que voulez-vous exactement ?
— Des armes, dit-elle en haussant les épaules.
Elle me scrute, les yeux plissés.
— Des objets précieux, ajoute-t-elle à ton intention, et se servant de son fusil, toujours, pour regarder sous une autre couverture, en face de l’endroit où tu es assise, le visage pâle, les yeux écarquillés, fixés sur elle.
— Du carburant ? demande le lieutenant, m’observant de nouveau.
— Du carburant ? dis-je.
Il me vient l’idée de lui demander si c’est du charbon qu’elle cherche, ou du bois, mais me ravise ; ses manières et son fusil m’impressionnent. Un autre cri, un sanglot plutôt, s’élève du petit groupe de soldats massés au-delà du camion.
— Du carburant, répète-t-elle, des munitions.
Et maintenant, c’est un hurlement strident qui jaillit de ce groupe d’hommes (tu tressailles de nouveau) ; notre lieutenant lève les yeux dans la direction de cette horrible plainte, une minuscule ride plissant une seconde son front tandis qu’elle ajoute :
— Des médicaments ?
Son visage prend une expression calculatrice.
Je hausse les épaules.
— Nous avons une trousse de premiers soins.
Et, désignant les juments d’un geste de la tête :
— Les chevaux mangent de l’avoine. Voilà pour le carburant.
— Hmm, dit-elle.
— Lucius, appelle une voix devant nous.
Notre domestique grommelle je ne sais quoi en guise de réponse. Deux hommes se détachent du groupe du bord de la route ; l’un des irréguliers et le représentant du village, qui me salue d’un signe de tête. Notre lieutenant descend du chariot, s’avance vers lui puis, nous tournant le dos, voûtée, discute avec le représentant. L’homme nous jette un bref coup d’œil avant de s’éloigner. Le lieutenant revient vers nous, remonte sur le chariot, repousse sa casquette, dévoilant des mèches d’un brun terne, plaquées sur son crâne.
— Monsieur, me dit-elle, souriante. Vous avez donc un château ? Vous auriez dû m’en informer.
— J’avais un château, lui réponds-je.
Je ne peux m’empêcher de regarder dans cette direction-là.
— Nous l’avons quitté.
— Un titre, aussi, poursuit-elle.
— De petite noblesse, concédé-je.
— Bien, s’exclame le lieutenant, parcourant ses hommes des yeux. Et comment doit-on s’adresser à vous ?
— Mon nom fera l’affaire. Appelez-moi simplement Abel, je vous en prie.
J’hésite.
— Et vous, Madame ?
Elle scrute ses hommes, un grand sourire aux lèvres, puis revient à moi.
— Vous pouvez m’appeler lieutenant. Et vous, quel est votre nom ? te demande-t-elle.
Assise, tu ne la quittes pas des yeux.
— Morgan, lui dis-je.
Elle te considère un moment puis son regard, lentement, se pose à nouveau sur moi.
— Morgan, répète-t-elle lentement
Un autre cri émerge alors du groupe sur la route. Le lieutenant fronce les sourcils et se tourne dans cette direction.
— Blessure au ventre, dit-elle d’une voix tranquille, deux doigts pianotant sur le vernis luisant de la portière de notre chariot.
Elle jette un coup d’œil aux deux corps étendus près de la camionnette, soupire.
— Rien de plus qu’une trousse de premier secours ? me demande-t-elle.
J’opine du chef. Elle tapote le rembourrage replet de l’intérieur de la portière puis descend, repart vers les hommes sur la route. Le nœud humain se défait, les soldats la laissent passer.
Un jeune homme en uniforme est couché sur le flanc au centre du groupe, mains serrées sur le ventre ; il frissonne, il gémit. Notre lieutenant va à lui. Elle pose son long fusil sur le bitume et, accroupie, caresse les cheveux du garçon, lui parle tout doucement, une main sur son front et de l’autre se touchant la hanche. D’un geste de la tête, elle adresse un signe à deux ou trois soldats de s’écarter ; ils obtempèrent ; puis elle se penche et embrasse le jeune soldat sur la bouche. Le baiser semble presque passionné, tant il est long et profond ; un filet de salive où miroite brièvement le soleil, bas entre les arbres, les relie un instant encore, tandis qu’elle se retire lentement. Leurs lèvres se sont à peine séparées que le pistolet qu’elle a collé à la tempe du garçon fait feu. La tête est rejetée en arrière, comme frappée d’un poing puissant ; le corps est secoué d’un spasme unique puis s’apaise ; quelques gouttes de sang jaillissent sur la route. (Je sens ta main sur mon épaule, tes doigts qui pincent la chair sous les couches de vêtements, veston, chandail et chemises). Le jeune soldat se détend et s’affaisse mollement sur le dos – bouche ouverte, paupières closes.
Le lieutenant se relève immédiatement et passe son fusil en bandoulière. Elle accorde au soldat mort un dernier regard, puis lève les yeux vers l’un de ceux qui s’étaient regroupés autour du blessé.
— M. Cuts, veillez à ce qu’il soit convenablement inhumé.
Elle glisse dans son étui l’automatique encore fumant tout en jetant un coup d’œil aux deux civils dont les cadavres gisent près de la camionnette en flamme.
— Ceux-là, on les laisse aux chiens.
Elle revient vers nous, sortant de sa poche un mouchoir gris qu’elle secoue avant de s’en essuyer le visage, éclaboussé çà et là du sang du garçon mort. Elle saute sur le marchepied, les coudes sur le rebord de la portière.
— Je vous demandais si vous aviez des armes, me dit-elle.
— Je… j’ai un fusil de chasse et une carabine, lui réponds-je, la voix incertaine.
Je regarde la route, vers l’est.
— Nous en aurons peut-être besoin pour…
— Où sont-ils ?
— Là.
Je me lève lentement et considère la caisse rangée sous le siège du cocher. Le lieutenant fait signe à un soldat dont la présence m’avait échappé. Il monte dans le chariot, ouvre la caisse, fouille, en retire le sac de toile huilée où j’ai glissé les fusils. Il en inspecte le contenu et redescend d’un bond sur la route.
— La carabine est d’un si petit calibre, me plains-je.
— Ah, c’est donc qu’elle ne peut tuer de soldats, réplique le lieutenant avec un hochement candide.
Je me retourne vers l’est, où nous allons.
— Pour l’amour de dieu, nous ne savons pas sur quoi nous allons tomber dans…
— Oh, de cela, vous n’aurez plus à vous soucier, je crois, dit-elle, montant au bas de la portière et adressant au soldat un nouveau signe de tête.
Il revient à mon côté et se met à me fouiller, expertement mais sans brutalité, tandis que le lieutenant, en alternance, te sourit et me décoche une grimace plus franche. Et tu assistes à tout cela, poings serrés, mains gantées mais tremblantes, visiblement. L’odeur du soldat est aigre, presque fétide. Il ne trouve rien qu’il puisse m’extorquer, hormis l’énorme trousseau de clefs que j’ai emporté ce matin. Il le lance au lieutenant, qui le rattrape d’une main et l’examine, le tient à bout de bras, à contre-jour.
— Impressionnant trousseau, constate-t-elle avant de me lancer un regard interrogateur.
— C’est celui du château, lui dis-je.
Je hausse les épaules, un peu gêné.
— En souvenir.
Elle le fait tourner autour de son poignet, puis d’un geste ample le glisse dans la poche de sa veste trouée.
— Vous savez, nous avons besoin d’un endroit où nous planquer quelque temps, Abel. Un peu de répit, un peu de distraction.
Elle te sourit.
— Il est loin, ce château ?
— Il nous a fallu voyager depuis l’aube pour arriver jusqu’ici, lui dis-je.
— Pourquoi l’avoir quitté ? Un château, ça protège, non ?
— Il est petit, lui dis-je. Rien de bien spectaculaire. Vraiment rien. C’est plutôt une maison, en fait. Autrefois, il y avait un pont-levis, mais nous n’avons plus aujourd’hui qu’un simple pont de pierre qui enjambe les douves.
Elle feint l’admiration.
— Oh ! Des douves…
Ce qui tire aux soldats qui l’entourent des ricanements (et je remarque pour la première fois à quel point la plupart semblent épuisés, dépenaillés, tandis que certains se sont approchés du chariot, que d’autres emportent le corps du jeune soldat, que d’autres encore font contourner notre équipage aux réfugiés toujours en marche. Presque tous ces soldats sont blessés ; certains boitent, d’autres ont le bras soutenu d’une écharpe en piteux état ou la tête ceinte d’un pansement crasseux, tel un foulard gris.)
— Le portail n’est pas très résistant, dis-je, tout en sentant que mes mots n’ont guère plus de force que ces soldats hétéroclites et miteux. Si nous étions restés, si nous avions tenu, nous aurions sans doute été pillés ; c’est ce que nous craignions, poursuis-je. Il y avait des soldats là-bas. Hier, ils ont essayé d’attaquer, conclus-je.
Les yeux du lieutenant se plissent.
— Quelle armée ?
— Je ne sais pas.
— En uniforme ?
Elle jette un coup d’œil subreptice à ses hommes.
— Avaient-ils meilleur aspect que nous ?
— Nous ne les avons pas vraiment vus.
— De quel armement disposaient-ils ? demande-t-elle.
Tandis que j’hésite, elle agite une main et me suggère :
— Des tanks, des véhicules blindés, de l’artillerie ?
— Je ne sais pas, dis-je en haussant les épaules. Ils avaient des fusils, des mitrailleuses, des grenades…
— Des mortiers, dis-tu dans un hoquet, nous jetant à tous deux des regards affolés.
Je pose la main sur la tienne.
— Ça, je n’en suis pas sûr, dis-je à notre lieutenant. Il me semble que c’était… un lance-grenades ?
Notre lieutenant hoche la tête d’un air avisé, paraît réfléchir un instant.
— Abel, reprend-elle enfin, et si nous allions y jeter un coup d’œil, à votre château ?
— Il n’est pas bien difficile à trouver, lui réponds-je.
Je jette un coup d’œil à la route dans la direction d’où nous venons.
— Il faut seulement…
— Non, dit-elle.
Elle ouvre la portière, se hisse, courte silhouette, dans le chariot, et s’assied en face de toi. Elle pousse quelques sacs pour être plus à son aise et pose son fusil noir sur ses genoux.
— Vous allez nous y conduire. J’ai toujours voulu voyager en pareil équipage, me dit-elle en tapotant le siège rembourré. De plus, il n’est pas inutile d’avoir avec soi quelqu’un qui connaît les lieux.
Elle plonge la main dans les profondeurs de sa veste – tissu sombre, coupe de cérémonie, déchirée en plus d’un endroit, tachée, maculée de crasse —, puis en sort un étui à cigarette en argent, scintillant, l’ouvre et nous le tend.
— Cigarette ?
Nous refusons tous deux. Elle se sert avant de ranger son étui.
— Ce n’est pas une bonne idée que de retourner au château, dis-je, d’un ton que j’espère convaincant.
Elle ôte sa casquette et passe la main dans ses courtes boucles d’un brun sale.
— Dommage, dit-elle, le front plissé, examinant l’intérieur de sa casquette, effleurant du doigt la couture de celle-ci. C’est une réquisition, en ce cas.
Elle se recoiffe et lève les yeux vers moi avec un petit sourire froid.
— Faites rebrousser chemin à votre équipage ; direction le château.
Elle sort un briquet d’une de ses poches de poitrine.
— Mais nous sommes partis au lever du soleil, m’insurge-je. Et nous allions dans le même sens que les autres. Nous n’arriverons pas avant la nuit…
Elle secoue rapidement la tête.
— Nous ferons passer les camions devant, dit-elle en tirant d’un coup sec la visière de sa casquette. Quand ils croisent un véhicule équipé d’une mitrailleuse, les gens s’écartent. Vous verrez, c’est étonnant. Nous y serons en un rien de temps.
De l’index, elle dessine délicatement un cercle dans les airs, tout en allumant sa cigarette de l’autre main.
— Abel, nous repartons dans l’autre sens, ajoute-t-elle à travers la bouffée qu’elle vient d’exhaler.
Le grand camion, remisé dans le pré, est délesté de son carburant. Nous rebroussons chemin devant la barrière du champ ; quelques jeeps et deux camions à trois essieux, bâches couvertes d’un filet de camouflage, surgissent de la route forestière où ils s’étaient dissimulés. Les soldats qui inspectaient les débris de la camionnette en feu chargent des jerrycans d’essence et des bidons en plastique dans l’un des camions, qui s’engage avant nous sur la route et fend dans le flot de réfugiés, klaxonnant sans répit, un soldat fièrement juché sur le marchepied de la cabine, de laquelle émerge une mitrailleuse. Les réfugiés s’éparpillent pour éviter les camions, comme l’eau devant la proue d’un navire. Je fais de mon mieux pour suivre le mouvement. Pour la première fois de la journée, les juments partent au petit galop.
L’une de leurs jeeps démarre aussitôt derrière nous. Une autre mitrailleuse y est installée – sur un trépied, entre les deux sièges avant. La deuxième jeep reste un moment sur place ; deux des soldats, accompagnés de nos domestiques, vont enterrer le jeune mort avant de nous rejoindre.
Notre chariot bringuebale, tangue et tressaute ; le vent humide, vif et froid, me brosse le visage. Dans le soleil aqueux, l’ombre longue et fuselée de notre équipage, roues véloces, s’étend sur le talus. Le lieutenant n’a pas l’air mécontent ; elle est assise, jambes croisées, le fusil posé contre la cuisse, la casquette sur un sac à son côté, se passant machinalement la main passant dans ses boucles courtes et brunes. Elle nous sourit à tous deux, tour à tour. Tu lèves les yeux vers moi et poses ta main gantée sur la mienne.
Derrière nous, la colonne de réfugiés se reconstitue et poursuit sa route. Dans le fossé, la camionnette incendiée fait un bruit qui ressemble à une toux lointaine ; une coulée de fumée noire monte en tourbillonnant vers le ciel qui vire au gris, rejoignant la nuée née de tout ce qui brûle dans la plaine, véhicules, fermes et maisons.
Un chant de pierre, de Iain Banks, traduit par Anne-Sylvie Hommassel, publié aux Editions de l’Oeil d’Or, 8 mars 2016.
Mes lapins adorés, Homassel ne prend qu’un m… Visiblement, celui perdu du merveilleux Iain Banks vous a troublés. Mais je vous m quand m’m, allez.