L’exercice de l’enquête romancée est un genre périlleux – n’est pas Philippe Jaenada qui veut. Les écueils sont nombreux : rester dans le récit journalistique, précis mais sans grande puissance narrative ; pire encore, dans le reportage à sensations, malaisant et cousu de fil blanc. A l’inverse, l’auteur pourrait facilement verser dans une mise en scène de soi. De celles qui prennent toute la place et qui relèguent leur sujet au second plan. Et faire d’une vraie victime un prétexte à se raconter devient salement dérangeant.
Myriam Leroy a, elle, réussi son pari, au point que Le Mystère de la femme sans tête pourrait devenir le modèle d’un genre qui se cherche encore.
La « narrative non-fiction » serait apparue aux Etats-Unis : sa paternité est traditionnellement attribuée à Truman Capote qui, avec De Sang Froid, inaugurait une nouvelle façon d’écrire le monde. La focale est désormais placée non plus devant l’auteur, mais derrière lui, le révélant en contre-jour. Une démarche qui suppose de trouver un juste équilibre entre quête de vérité et puissance romanesque, entre distanciation et subjectivité.
Ces « enquêtes littéraires », comme elles sont parfois dénommées ici, commencent à se faire une place de choix ces dernières années. Et le texte de Myriam Leroy mérite une tête de gondole dans ce rayon là.
C’est par hasard que l’autrice est tombée sur son sujet. Nous sommes à Bruxelles, en plein confinement. Il lui faut réconforter une amie de visu : rendez-vous est donc donné dans un lieu tranquille à l’abri des regards, le cimetière d’Ixelles. Alors qu’elle patiente en tournant dans les allées, une inscription attire son attention. Sous le nom et la date – Marina Chafroff, 1942 – la mention « décapitée ». Comme aspirée dans un trou noir, l’autrice ne pourra plus se défaire de cette « rencontre » avant d’avoir fait la lumière sur cette histoire : qu’est-il arrivé à cette femme pour que la cause de sa mort, en pleine guerre mondiale, soit ainsi gravée sur sa pierre tombale ?
La voilà lancée sur les traces de cette femme, une marotte dont elle fera une enquête fouillée. Un travail acharné, auquel on pardonne ses petites longueurs et digressions car, finalement, ce sont elles qui donnent chair à ces recherches obstinées. La quête de vérité de l’autrice est particulièrement touchante lorsqu’elle avoue ses doutes et ses hésitations.
« Assez vite se pose un problème susceptible de contrecarrer tes plans, de grandes fresques sépia avec des prétentions d’authenticité : tes sources racontent tout et son contraire, chacune défendant une vision de l’Histoire de nature à servir ses intérêts. Sans compter ce qu’elles ne disent pas, ces silences, immenses, ces décennies où rien ne fut énoncé sur Marina, ces années de sa vie que personne n’a connues, ces ellipses que dans le portrait d’un prodige il faut se résoudre à combler. «
– Myriam Leroy, Le Mystère de la femme sans tête
En dépit des difficultés, elle parviendra à reconstituer la vie de cette femme tombée dans l’oubli, de sa prime jeunesse à son acte de folie ou de bravoure – c’est selon – qui, avec quelques dizaines d’années de retard, la fera passer à la postérité.
Le destin de Marina Chafroff a de quoi fasciner à plus d’un titre. Une « petite bonne femme » pourtant, mariée et mère de famille, sans histoire, si ce n’est celle d’un exil, depuis les contrées baltes, et d’une place à trouver au sein de la communauté russe de Belgique. Malgré le poids de cette famille élargie, c’est bien elle qui fera seule le choix de frapper l’occupant allemand.
Une histoire qui conduit à une formidable relecture féministe de la résistance. Derrière ce titre en forme de clin d’œil aux romans à énigme, se cache un questionnement sur la place des femmes et le rôle qui leur est assigné.
Avec son style détonnant, à la fois sérieux et impertinent, avec ce « tu » de l’invective et de la complicité, Myriam parle à Marina, Myriam parle à Myriam, Myriam parle à toutes femmes. Et c’est là qu’entre en jeu cette subjectivité qui donne tout son sens à cette enquête, dépassant le seul « fait divers ».
« Tu lui prêtes tes affects. Tu ne te préoccupes pas de ceux qui vont taxer ce parallèle d’obscénité, parce que s’il y a une chose dont tu ne doutes plus, c’est qu’il existe un lien d’humiliation unissant toutes les femmes, comme un cordon, qui se déploie de cou en cou à travers les âges. Une communauté secrète dont les archives, qu’on s’emploie à détruire, dégoulinent de pisse, de bave et de sperme. Tu ne sais plus où tu as lu que le point commun entre les femmes, le seul peut-être, c’est qu’on les traite comme des femmes. Tu ne saurais mieux dire. «
– Myriam Leroy, Le Mystère de la femme sans tête
Le lecteur trouve aisément sa place dans ce dialogue entre l’autrice et l’héroïne. Le récit devient rapidement captivant.
Myriam Leroy trouve le ton juste et parvient – c’était tout l’enjeu – à passer au-delà du dilemme entre drame isolé et épisode historique à réhabiliter. Cette histoire est surtout un révélateur de la puissance inavouée des femmes face au danger et que l’on s’est, pour cela, empressé d’oublier.