Tout comme celle d’une conteuse, la voix de Sandra Nkaké fascine et émeut.
Nuancée, souple, profonde et puissante, elle est à elle seule un voyage qu’elle nous invite à suivre.
Cette voix qu’elle dit avoir dû apprendre à apprivoiser, elle la met au service de son histoire, des blessures de la vie qui l’ont forgée, et qu’elle partage avec nous avec un nouvel album très personnel au titre évocateur : SCARS.
Ensemble nous avons parlé de son parcours, des rencontres et des mains tendues, de la vie et des combats anciens et à venir et, bien sûr, de sa voix, et de tout ce qu’elle veut nous dire à travers elle : Le déracinement, la violence faite aux femmes, celle, même, d’être une femme, noire et artiste, qui a décidé de suivre son propre chemin.
Née au Cameroun, Sandra Nkaké s’installe en France avec sa mère à l’âge de 11 ans. Après de nombreuses collaborations, Gérald Toto, Ollano, China Moses, Tony Allen, Julien Lourau, Troublemakers, Booster, Ji Mob, PUSH UP!, entre autres, elle sort son premier album, Manssadi en 2008. Chanteuse, auteure et compositrice, elle est aussi actrice pour le théâtre et le cinéma. Scars est son quatrième album.
Addict-Culture : La voix est au centre de votre travail. J’ai lu que vous disiez qu’elle était votre signature et qu’elle traduisait votre chemin de vie et toutes les épreuves rencontrées. Quel a été votre premier rapport avec votre voix parlée ?
Sandra Nkaké : La voix c’est vraiment le premier marqueur de ce qui nous met en relation avec les autres. Vers cinq six ans, j’ai mis en place une sorte de stratégie de protection, qui était d’imiter les voix graves. Du moins plus graves que celle que j’avais, qui l’était d’ailleurs déjà. Parce que pour moi, la voix féminine, au même titre que tout ce qui se rapportait au féminin, était synonyme d’être une « proie », du moins d’être mise en position de fragilité. Je grandissais dans un milieu assez violent, et c’est de cette manière qu’enfant et adolescente je me suis protégée.
Et pour la voix chantée ?
Sandra Nkaké : J’ai toujours chanté en fait. Je ne me rappelle pas exactement d’un moment particulier, mais je sais que j’ai toujours senti que la vibration que créait le chant dans mon corps, me donnait un sentiment de bien-être, de paix, et de tranquillité. C’est une sensation que je pouvais maîtriser alors que j’étais dans un environnement instable, et que je pouvais reconvoquer en moi. Chanter à toujours été une nécessité. Quand j’ai décidé de chanter, d’en faire mon métier, je me suis rendu compte que chanter m’aidait à parler. Parce que même si je ne le laisse pas forcément paraître, j’ai toujours été quelqu’un de très timide, et j’ai toujours eu du mal à aller vers les autres. J’avais une voix hésitante, accidentée. J’étais souvent en apnée, enfin je ne respirais pas bien quand je parlais, alors qu’en chantant, la question ne se posait absolument jamais.
A quel moment avez-vous décidé de faire du chant votre métier ?
Sandra Nkaké : Le rapport au chant pour moi il est plus qu’important, il est viscéral, intime. Transformer ce geste très personnel en quelque chose d’artistique et du domaine de la communication, ça, c’est autre chose. C’est arrivé à un moment de questionnement sur l’être humain que j’avais envie d’être, et de quelle serait ma place dans la société. Moi je voulais faire un métier qui me permettrait de faire du bien aux gens. Au départ c’était pour les guérir, mais j’étais assez nulle dans les matières scientifiques, donc tout ce qui était médecine, c’était complètement impossible ! (Rires). Mais je savais que ce qui m’intéressait, c’était de créer du lien. J’ai pensé à l’enseignement, au journalisme… Enfin tout ça c’était mélangé, et c’est finalement en rencontrant des gens, des comédiens, des musiciens, qu’une porte s’est ouverte, et que j’ai découvert que j’avais toutes ces ressources là en moi et que je l’ignorais. Je remercie vraiment la chance de la vie, et les rencontres pour tout ça.
Les rencontres, il faut aussi savoir les accueillir et faire confiance !
Sandra Nkaké : Je ne sais pas si j’ai su les accepter, mais intuitivement, j’ai senti que c’était juste. Après bien sur c’est un métier, et il y a plein de choses à apprendre ; et je continue à apprendre ! Pas seulement en tant qu’artiste, mais je dirais surtout en tant qu’être humain : De quoi on a hérité, qu’est-ce qu’on a envie de transmettre… Il y a tout un travail à la fois de déconstruction et de reconstruction permanent.
En quoi votre voix vous y a aidée, et vous aide encore d’ailleurs ?
Sandra Nkaké : La voix pour ça c’est un outil magnifique de vibration et de partage. On est dans un endroit qui est au-delà de l’intellect. J’ai eu cette chance, avec Ji dru, il y a deux ans, de faire des concerts à l’hôpital. On a fait des concerts dans la Somme, dans des hôpitaux psychiatriques ; c’était un programme qui visait à faire de la musique dans des lieux qui ne sont pas destinés à la culture, et en fait, c’est vraiment une expérience bouleversante parce que c’est un geste artistique complètement déconnecté d’un geste commercial. Il n’y a pas de dispositif de son, de lumière, de mise en scène… On est là pour faire de la musique qui va faire du bien aux autres. On est là où sont les gens. Et de voir les corps se transformer à la vibration du son, de la voix, c’était incroyable.
En tournée c’est la même chose. Je dis aux gens : « chantez, chantons ! ». Que ce soit en place ou pas, ça n’a pas d’importance, le fait de chanter ensemble, de faire corps, de faire société ensemble, c’est important. Je le dis souvent, mais je me vois un peu comme une troubadour(e). On fait un métier qui est important. Les métiers artistiques sont très importants. Je ne sais pas combien de temps j’aurai l’énergie de faire ce métier, mais même quand j’arrêterai de faire ce métier je continuerai à chanter, parce que c’est nécessaire.
Vous vous rappelez de vos débuts ?
Sandra Nkaké : Vous voyez la salle juste en face là ? (Le Trianon, NDLR). C’est le premier endroit où j’ai fait du théâtre. Je venais de rencontrer une femme qui est devenue une de mes meilleures amies et qui jouait dans une pièce. Il leur manquait une actrice pour jouer le rôle de l’exclave noire, et moi je commençais juste à chanter. Le metteur en scène (Thomas Le Douarec NDLR) m’a vue, et il m’a proposé de passer des essais. Je n’avais aucune formation, mais je me suis dit que je n’avais rien à perdre. J’ai passé l’audition, c’était Les sorcières de Salem, et j’ai été prise. Et je me souviens très bien de la première répétition, parce que finalement, c’est ce qui a planté cette graine en moi, c’est là que je me suis dit « Voilà c’est ça que je veux faire, là je suis à ma place, je veux être dans un rapport intime avec les gens ». C’était une évidence.
Et en tant que chanteuse ?
Sandra Nkaké : Les premiers concerts j’étais catastrophée. Parce que je trouvais que je n’étais pas en place, que j’avais un vibrato trop serré, que je n’étais pas juste… Je ne voyais que les défauts. Je suis très perfectionniste, et je voulais donner la meilleure matière possible au public. Je repense à quelque chose d’ailleurs, à propos des Sorcières de Salem, mais ça illustre bien mon propos. Comme quoi la pomme ne tombe jamais très loin de l’arbre ! Ma mère était venue voir le spectacle, et à la fin elle est venue dans les loges. Elle n’a dit bonjour à personne, et elle m’a dit «C’est vraiment ça que tu veux faire ? » (Rires). Parce que bien sûr j’étais partie de la maison, j’étais inscrite à la fac mais je n’y allais pas vraiment parce que ça ne m’intéressait pas, et donc elle me voyait emprunter ce chemin-là, de la musique et du théâtre, et là elle me dit : « Si c’est vraiment ce que tu veux faire, ben va falloir bosser, parce que c’était nul !» (Rires). Je suis pareil. Je pense qu’il faut faire attention à comment on fait les choses, et de les faire avec passion, avec sérieux. C’est un travail artisanal. Maintenant on est plusieurs années après, il y a plein de choses sur lesquelles j’ai progressé, et je sais que j’ai encore beaucoup de choses à apprendre. Et c’est ça aussi qui est absolument fabuleux, d’être toujours en apprentissage.
C’est à l’université que vous avez commencé à chanter, c’est ça ?
Sandra Nkaké : A l’université je chantais tout le temps dans les couloirs. Un jour une copine m’a dit « Ecoute, je connais un groupe qui cherche une chanteuse, va les rencontrer. ». Je me disais que je n’étais pas chanteuse, mais je m’ennuyais tellement à la fac, que rencontrer des nouvelles personnes, c’était déjà ça de pris. Je n’avais aucune pression, prise ou pas prise, ce n’était pas grave. Et j’ai été prise. Et encore une fois, c’est grâce à une personne, qui a senti que je pouvais le faire, que c’est arrivé ! Alors que je ne l’envisageais pas une seule minute, parce que chanter je ne le faisais que pour moi-même.
Et tout s’est enchaîné assez rapidement après.
Sandra Nkaké : Oui après j’ai fait beaucoup de musique, du théâtre, et puis des spectacles qui mélangeaient musique et théâtre, j’ai fait des chœurs… J’ai fait une série de concerts au Divan du monde, avec des chanteurs et chanteuses, des danseurs, des transformistes. C’était un cabaret Soul, qui s’appelait Les Soultimbanques. C’était une revue avec une vingtaine de chansons, des petites saynètes à jouer, c’était comme une école quoi, j’ai appris beaucoup. Et puis j’ai commencé à faire du cinéma.
Vous n’aviez pas encore sorti votre premier album ?
Sandra Nkaké : Non pas du tout, ce n’était même pas prévu ! J’avais commencé à écrire des textes mais je ne me voyais pas comme chanteuse du tout. J’avais toujours l’impression qu’à un moment on allait me dire « Allez c’est bon, on a compris, salut ! », que j’allais être démasquée à un moment ! (Rires).
Le syndrome de l’imposteur
Sandra Nkaké : En fait, c’est toujours compliqué, quand vous n’êtes pas à l’origine du désir, d’être sûre que c’est bien votre désir. Et en même temps ces rencontres-là m’ont permis de travailler, d’apprendre, de subvenir à mes besoins, de voyager. C’est merveilleux ! Mais le moment de passer le pas vers un espace artistique qui serait le mien, il est venu quand j’ai commencé à sentir qu’il y avait quelque chose qui me manquait dans les projets, qu’il y avait des idées et des valeurs qui n’étaient pas défendues.Et je me suis dit que si j’avais cette frustration, c’est que je devais proposer des choses qui me ressemblent ; que ça devait partir de moi. Donc ça a commencé comme ça en fait.
Ce qui ne vous a pas empêché de continuer les collaborations.
Sandra Nkaké : Non surtout pas parce que j’adore ça ! J’aime la rencontre avec l’autre et comment m’en nourrir. Et j’aime aussi cette idée du parcours qui prend son temps. Et puis c’est ma personnalité aussi ! Parce que j’ai toujours voulu être la plus discrète possible. Après sur les collaborations, ça n’est pas qu’une question de choix. Je crois qu’il y a une réelle méconnaissance sur les métiers des artistes, et sur comment on vit, ou de quoi on vit. Les artistes qui ne collaborent pas et qui ne vivent que de leur travail unique sont très rares. Moi je suis intermittente et c’est super. Parce que ça me permet de ne pas faire que du Sandra Nkaké, mais de pouvoir apporter de l’énergie et du feu à d’autres projets, qui valent le coup d’être défendus. Après c’est vrai qu’on est dans une dynamique de plus en plus ultra-libérale et individualiste, mais ce n’est pas vrai, on n’arrive pas quelque part tout seul. Moi je ne suis pas toute seule ; il y a beaucoup de gens autour de moi, et il n’y aurait pas de Sandra Nkaké artiste sans toutes ces personnes. Sans l’énergie des ces personnes, je serais en train de jouer de la guitare dans la rue. La réalité c’est ça. C’est que contrairement à ce que le business tend à nous faire croire, on n’est pas seul. Ça n’est pas seulement par le talent et le travail qu’on fait ce qu’on fait, c’est parce qu’il y a une équipe autour dont on est aussi responsable. Enfin tout ça pour dire que c’est chouette de collaborer ! (Rires). Alors bien sûr il y a toujours des gens pour vous dire de ne pas vous disperser, mais moi je n’ai jamais été dans cette logique-là. Je suis autodidacte. Je suis une meuf de terrain. Tout ce qui est académique je le respecte, mais ce n’est pas de là d’où je viens. J’ai appris en faisant. Et la règle du terrain c’est « Tu fais à la débrouille. ». Ce qui va compter, ce qui va être important, c’est tes valeurs. C’est ça qui va être central dans ta musique. Donc quand j’écris une chanson, et que je décide de la partager, c’est parce que j’ai envie de dire quelque chose qui va être entendu.
Comment justement vous décidez d’écrire une chanson ?
Sandra Nkaké : C’est d’abord l’idée. C’est l’idée qui va guider la mélodie, l’énergie que je vais mettre dans la chanson, l’orchestration aussi. Tout ça part de l’idée. Pas d’un style en particulier, ça ne m’intéresse pas. Après là où les gens veulent la ranger dans leur discothèque ça ne m’appartient pas. Vous en faites ce que vous voulez. Si ça vous touche tant mieux, sinon je n’y peux rien ! ! (Rires).
A une époque je commençais par la mélodie et j’écrivais beaucoup. J’avais une mélodie dans la tête et j’essayais de trouver des paroles, pour construire la chanson. Mais mon rapport à l’écriture a changé. Pour Scars, c’est différent, parce qu’on l’a vraiment écrit à quatre mains, et on est d’abord partis des thématiques dont j’avais envie de parler : Qu’est-ce qui me définit : Mon rapport à mon féminin qui a vécu beaucoup de violence, comment cette violence-là a impacté mon corps, ma voix, comment j’ai pu cicatriser certains traumas et pas d’autres, mon rapport au Cameroun, le fait que je sois identifiée comme non blanche, le fait de toujours devoir justifier d’être française… C’est important de s’auto-définir, de ne pas attendre que quelqu’un vous définisse. J’avais envie de parler de tout ça, de ce chemin de guérison, et aussi de tout ce qui m’a permis de guérir : Les rencontres, le chant, les femmes que j’appelle mes sœurs, que je les connaisse ou pas, mais que j’ai lues ou entendues, et qui m’inspirent. Toutes les femmes qui se battent pour survivre et pour créer. Ce sont les femmes qui m’ont aidée à grandir, à comprendre que je ne devais pas laisser les traumas me définir, et que, effectivement, il y a une partie de moi qui est morte pour toujours, ça c’est clair, mais que ça ne doit pas prendre toute la place. Parce qu’il y a surtout la place pour la lumière, pour la création et pour la joie. Mais pour pouvoir en arriver là, il a fallu tout un long cheminement. Tout ça a construit le cœur des chansons, et puis après il y a eu très rapidement les textes, et c’est en écrivant les textes que les mélodies sont venues. Mais on n’a pas commencé le travail de production tout de suite parce qu’on voulait vraiment avoir des maquettes très brutes de Mélodies-textes, et après chercher pour chaque chanson la tonalité la plus juste.
C’est un travail de fourmi ! Vous procédez toujours de cette manière ?
Sandra Nkaké : Non c’est quelque-chose que j’avais rarement fait jusque-là. Parce que jusqu’à présent, j’écrivais une chanson et puis je la chantais comme je l’avais écrite. Sauf qu’en fonction de l’endroit où vous la mettez dans la voix, elle va sonner différemment. Si on a envie de donner par exemple le sentiment de quelque chose d’un peu tendu, il faut aller chercher une intonation, qui soit dans la limite de la voix, et au contraire, si on a envie de quelque chose de plus fragile, d’intime, il faut aller vers quelque chose de plus « détimbré ». Il y a tout ça qu’il fallait trouver, et essayer que ça fonctionne à la fois pour le disque, mais aussi pour la scène, parce que je savais que j’allais rapidement amener ces chansons devant un public. Une fois qu’on a posé ça, s’est posée la question de « c’est quoi l’énergie de la chanson » et de l’orchestration ? Je voulais que ça soit organique ; qu’il y ait de la guitare, de la flûte traversière, de la basse électrique, une guitare folk. Je joue de la guitare sur quelques titres d’ailleurs, mais pas sur tous. Par contre on ne s’est pas du tout demandé quelle était l’identité du disque. Est-ce que c’est jazz, est-ce que c’est folk, est-ce que c’est soul, est-ce que c’est de la chanson française ? Ou tout à la fois. On ne sait pas. Ce n’est pas important.
Scars est votre quatrième album, il semble être l’aboutissement d’un long chemin. Vous diriez que c’est votre travail le plus intime ?
Sandra Nkaké : Il est même carrément intime ! Mais attention l’intime ça n’est pas le personnel. Je ne raconte pas ma vie privée, ça n’a aucun intérêt. Ce que je raconte, c’est de traduire les émotions qui m’ont traversée. La finalité de ces chansons, c’est de dire aux personnes qui luttent et qui sont en reconstruction, que c’est possible. C’est possible d’aller mieux, mais ça veut dire qu’il faut prendre du temps pour soi, d’accepter d’aller parfois dans des zones qui vont être nauséeuses et pas très agréables, mais qu’au bout du chemin, il y a la cicatrisation. En fait, la cicatrice, c’est beau. Ça veut dire que le corps, le cœur et l’esprit ont fait leur travail, ça veut dire que c’est fini. On ne va pas l’enlever la cicatrice. En tout cas pour ma part, je n’ai pas envie de chirurgie réparatrice, je n’en veux pas. Parce que ça me rappelle que j’ai lutté, et c’est aussi une manière de dire aux personnes qui vont m’écouter, et en particulier aux femmes : On est ensemble, et je suis avec vous.
Chanter est donc aussi et peut-être avant tout un geste militant ? En plus d’être libérateur.
Sandra Nkaké : Pour répondre, je vais vous raconter quelque-chose. J’ai participé à un podcast qui s’appelle « La fille sur le canapé » de Axelle Jah Njiké. C’était un reportage sur les violences intra-familiales sur mineurs dans la communauté afro, et les enfants donc victimes d’inceste ; elle m’a contacté pour faire la musique de ce podcast, sans savoir que j’étais concernée. J’ai accepté tout de suite sans écouter le podcast. Je savais que je n’allais pas pouvoir faire la musique si j’écoutais. Et j’étais très heureuse qu’elle me le propose là, juste au moment ou moi j’essayais de trouver les mots pour enfin pouvoir en parler. La temporalité de la guérison est complexe et différente pour chacun, et pour moi cette proposition est vraiment arrivée à un moment crucial. Après j’ai écouté le podcast, et bien évidemment j’étais atterrée, mais en même temps ça m’a fait tellement de bien ! C’est important de savoir qu’on n’est pas seul, qu’au contraire on est tellement nombreux et nombreuses à avoir vécu ça. Encore aujourd’hui de nombreux enfants sont victimes d’inceste quotidiennement, et ça c’est absolument insupportable. C’est presque inscrit dans la normalité de la vie. Les femmes et les enfants sont des objets. Et ça veut dire aussi qu’on est dans une société où les gens sont malades, parce que ces enfants deviennent des adultes, et que si on ne s’occupe pas d’eux, ils sont bancals. Après il y en a qui arrivent à guérir, mais ceux qui ne sont pas pris en charge sont malades. Ils reproduisent, ils sont parfois ultra violents. Voilà… Quand les études disent que sur une classe de trente élèves il y en a au moins trois qui se font violer ou qui l’ont déjà été, on se dit que c’est à la fois fou et horrible de penser en chiffres. C’est comme si on oubliait l’individu, comme s’il ne s’agissait plus de personnes. De personnes qui sont détruites pour la vie. Je pense que tout ce chemin que j’ai fait était nécessaire, parce que je ne pouvais pas parler de ça avant. Que là c’était le bon moment. Par contre j’avais envie de le faire de manière poétique. Il ne s’agit pas d’agresser les gens avec ça, mais de leur dire que ça existe.
C’est donc aussi une démarche positive et bienveillante.
Sandra Nkaké : Oui. Il y a une activiste qui s’appelle Sophia Sept, elle est Femen aussi, c’est elle qui a lancé le #MetooIncest ; c’est quelqu’un qui a beaucoup de force, et qui me fait énormément de bien. Moi j’essaie aussi de faire du bien, mais avec ce que j’ai et ce que je sais faire. Dans ce disque il y a tout ce chemin de reconstruction, des moments de sensibilité et de fragilité, mais il y aussi de la hargne et du combat. On est là, et on ne va pas s’excuser d’être là, je n’ai pas envie d’attendre qu’on m’autorise à être qui je suis. La chanson « She walks alone » par exemple, elle parle vraiment de ça : C’est une femme qui a décidé qu’elle ne voulait pas d’enfants, qu’elle ne voulait pas être à la maison, qu’elle voulait monter à cheval, faire de la musique, et qu’elle allait se démerder tout seule pour y arriver et trouver sa place. Elle n’attend pas d’être autorisée à pour faire ce qu’elle veut de sa vie. Si on cherche dans l’histoire de l’humanité, il y a beaucoup de femmes qui ont montré ce chemin, et nous en sommes toutes un peu les héritières. Ce disque c’est humblement une manière de leur dire merci, et de continuer à transmettre cette énergie, sans rien lâcher.
Vous parliez de poésie. Avez-vous rencontré des difficultés pour écrire des sujets aussi sensibles, pour trouver les mots justes par exemple ?
Sandra Nkaké : Non. Pas de galère mais des questionnements. Est-ce que c’est juste par rapport à la pensée mais aussi comment il va sonner dans la bouche, en termes de sens mais aussi de son, parce que c’est quand même de la musique ! Mais aucune galère, non. Ce qui est galère c’est de se dire qu’à l’époque où on vit on ne peut pas avoir une politique sanitaire correcte qui puisse sauver des vies, qu’il y ait encore des gens qui dorment dans la rue, des étudiants qui font la queue au secours populaire. Ça c’est galère et insupportable. Qu’on mette l’argent au centre de tout et qu’on doive travailler jusqu’à 64 ans, ça c’est galère. Mais écrire des chansons, non pas du tout. Au contraire, comme diraient mes enfants, c’était kiffant ! Quelle chance de pouvoir faire de la musique, de pouvoir la partager et d’en vivre ! Quelle liberté ! Et si je suis là en train d’en parler, c’est parce que je suis allée au bout de mon idée.
Sandra Nkaké · Scars
Pias – 14 avril 2023