Notre sélection BD du printemps se poursuit avec la mise en avant d’un album marquant les 50 ans de Futuropolis (Qui a tué l’idiot ?) et d’une bande-dessinée ayant pour décor une Chine charbonneuse (Les âmes noires). Trois autres titres ont également retenu notre attention : Nos rives partagées, qui livre les réflexions d’un crapaud spectateur d’une comédie humaine ; Garçons manqués, qui met en scène deux gamins que tout oppose et réunit à la fois ; et San Francisco 1906, qui place une femme de chambre au cœur d’un gigantesque chaos.
Qui a tué l’idiot ? de Nicolas Dumontheuil – Futuropolis – Février 2024
Futuropolis fête ses 50 ans cette année. L’occasion pour cette maison d’édition fondée par Florence Cestac et Etienne Robial – à qui le musée des Arts décoratifs, à Paris, avait consacré une passionnante exposition jusqu’à l’été dernier – de revenir à ses premières amours : promouvoir la création d’auteurs.
Illustration avec Qui a tué l’idiot, de Nicolas Dumontheuil, réédité par Futuropolis. D’abord publiées en 1995 dans la revue (À suivre), les planches de cette BD ont ensuite été recueillies par Casterman sous la forme d’un album, sacré grand prix du festival d’Angoulême en 1997. Le livre était épuisé depuis plusieurs années.
Voilà un titre dont l’histoire, totalement absurde, s’inscrit dans un graphisme singulier et grandiloquent, frisant parfois la caricature. Tout cela ne peut laisser indifférent. Soit on aime, soit on ne se sent pas concerné ! Adepte des pas de côté, Addict-Culture a choisi son camp : on aime l’idiot du village, même s’il figure au premier rang de la liste des villageois assassinés par un mystérieux tueur. Suivront 31 autres meurtres, avant que ne débarque Lucien Lurette, comédien raté et bouc émissaire idéal.
Satire sociale où comte et curé occupent une place de choix, Qui a tué l’idiot joue avec nos sens et le non-sens, s’évertue à brouiller les pistes (un tueur ou plusieurs), s’amuse à nous faire peur et à nous perdre dans les méandres d’une société repliée sur elle-même (et victime d’une maladie énigmatique : le « remordingue » !).
Drôle et cynique, la bande-dessinée nécessite une lecture attentive pour ne pas se laisser engloutir par les paroissiens du village et leur église maudite. Mais l’expérience vaut assurément le coup d’être tentée.
Les âmes noires de Druart et Ducoudray – Dupuis – Mars 2024
Le charbon et son trafic dans une Chine rocailleuse et boueuse. Tel est le décor dans lequel prennent place Les âmes noires, une BD signée Ducoudray et colorisée par Druart. Polar simple mais efficace, l’album raconte l’histoire de Yuan, un chauffeur qui se fait voler son camion et sa précieuse cargaison.
Laissé pour mort avant d’être secouru puis sauvé par une famille chinoise, Yuan n’aura de cesse de retrouver son « fixer », dénommé Wei, qui l’a trahi alors qu’il marchandait pour lui les prix de vente du charbon auprès des commerçants des bords de route. Environ 1 mois après avoir été victime du guet-apens dans lequel il est tombé, le chauffeur est de nouveau (et miraculeusement) sur pied. Dès lors, il part à la recherche de son camion, sans lequel il n’entend pas rentrer auprès de sa compagne et de sa fille.
C’est sans doute la partie la plus intéressante de la BD, puisqu’elle nous plonge au cœur des petits trafics, des mines clandestines, de la rivalité entre ceux qui déchargent le charbon et les chauffeurs des camions, considérés comme privilégiés et arrogants. Devant les négociations qui se jouent, nous sommes happés par une tension palpable.
Quelques rares moments, où une corde à sauter réussit à dérider notre héros, participent toutefois à détendre un peu l’atmosphère et le fil d’une quête jugée désespérée. Bien campés, les personnages affirment tous une vraie force de caractère. Il leur en faut pour sortir leur épingle du jeu dans un monde pour le moins hostile.
Pour toutes ces raisons, Les âmes noires est une bande-dessinée qui mérite toute notre attention.
Nos rives partagées de Zabus et Nicoby – Dargaud – Avril 2024
D’une rive à l’autre, d’une rencontre à l’autre… Zabus (au scénario) et Nicoby (au dessin) tirent de ces allers-retours entre plusieurs personnages, issus de 3 générations différentes, plusieurs destins croisés, nourris de doutes et de regards embués.
Hugo, par exemple, est un jeune lycéen qui passe le plus clair de son temps à observer, dès la tombée de la nuit, la faune sauvage. Lui n’a d’yeux que pour Jill, qui ne sait si elle aime les filles ou les garçons. Hugo est le fils de Simon, qui est prof. Lassé du métier, il n’entend plus corriger une seule copie. Lui est tombé sous le charme de Diane, laquelle a besoin de se reconstruire après une maladie. Quant à Nicole, militante active de nombreuses causes humanistes, elle passe régulièrement voir Pierre. Le vieil homme ne veut plus voir personne et voudrait en finir avec la vie, tant il se trouve affaibli et diminué.
Ce chassé-croisé des sentiments, complexe et sensible, n’échappe pas à un parterre d’individus, heureux ou affligés d’un tel spectacle. Eux, ce sont les animaux du village où se déroule la trame de l’histoire. Sous la houlette du crapaud, ils sont plusieurs à lui rendre compte, chaque soir, dans le plus grand des secrets, des activités humaines de la journée. Certes, le crapaud doit composer avec la mauvaise humeur du chat, dont le sixième sens et la cruauté n’ont pas d’égal. Mais, pour tenter de comprendre où va le monde, le jeu en vaut la chandelle.
Placés en arrière-plan de cette mise en abyme, les lecteurs que nous sommes de cette grande comédie de la vie, se régalent et se morfondent devant tant de sentiments exacerbés. Accompagnée par un trait de dessin tout en douceur ou violence contenue, Nos rives partagées nous va droit au cœur. Ainsi va la vie.
Garçons manqués de James – Fluide Glacial – Avril 2024
Bien vu James ! Ce dessinateur et scénariste, auteur du mythique Amour, passion et CX diesel, et par ailleurs directeur de la collection Pataquès chez Delcourt, met en scène deux gamins que tout oppose et tout réunit à la fois.
En effet, Charlie veut cacher qu’elle est une petite fille, tandis que Malcom se définit comme un garçon différent des autres. Pour la première, qui aime être rebelle et veut garder son libre-arbitre, le fait de porter une jupe suffit à lui pourrir la vie. Pour le second, qui se réfugie dans la lecture, le comportement mâle macho primaire est aux antipodes de la part féminine qu’il revendique. Mais Charlie et Malcom, dont les parents sortent ensemble, se retrouvent à vivre sous le même toit et à partager la même chambre.
S’en suivent boutades et rodomontades, déclinées au fil de strips dotés d’une irrésistible saveur humoristique. Nombre de sujets alimentent les réflexions des deux enfants. Du sexisme à la mondialisation, du patriarcat au parentriarcat, du bonheur de vivre à la peur de la mort, des enjeux écologiques à l’exercice du pouvoir… tout y passe ou presque, avec efficacité et simplicité. Une drôle de réflexion, à partager sans modération.
San Francisco 1906 de Damien Marie et Fabrice Meddour – Grand Angle – Février 2024
Le matin du 18 avril 1906, la ville de San Francisco se réveille dans un gigantesque fracas : la ville a été frappée par un séisme d’une magnitude de 7,9 sur l’échelle de Richter. Tous les bâtiments ou presque sont à terre. Et la population, hébétée, erre dans les rues à ne savoir que faire.
De cet océan de débris et de misère émerge une jeune femme prénommée Judith. C’est son histoire, fictionnelle, que nous racontent Damien Marie (scénario) et Fabrice Meddour (dessin) dans ce premier tome de San Francisco 1906. Volupté et sensualité habillent les 64 pages de l’album, qui met aux prises Judith avec un gang chinois et des représentants de la mafia italienne.
Au cœur de l’intrigue figure un tableau de Klimt, qui a voyagé depuis l’Europe dans les bagages de Caruso, le célèbre ténor. Désormais entre les mains de Judith, l’œuvre picturale va susciter bien des convoitises…
Mêlant la petite histoire à la grande Histoire, les deux auteurs, qui avaient déjà travaillé ensemble sur Après l’enfer, ont à cœur de faire se croiser des destins imaginaires avec des personnages ayant véritablement existé. Les décors, quant à eux, sont grandioses, quand bien même ils prennent place dans le chaos le plus total.
Clin d’œil aux trois Judith que Klimt aurait peintes, la bande-dessinée nous embarque sans trop de difficulté dans une mise en scène astucieuse et réaliste, source d’inspiration pour le second tome (à paraître en 2024).