“Ce matin-là, alors que je la haïssais plus que jamais, maman venait d’avoir trente-neuf ans. Elle était petite et grosse, bête et laide.” Tatiana Țîbuleac
Lisez cet incipit à voix haute : l’harmonie des sons, le rythme, la rime rendent le propos encore plus violent. Parce qu’Aleksy hait profondément sa mère, c’en est presque sa raison de vivre.
Aleksy est le narrateur d’un texte aussi déstabilisant qu’émouvant. Sa voix, ses accès de colère, ses coups de mélancolie guident le lecteur à travers les jours et les semaines d’un été qui contient l’essence d’une vie entière.
Il est difficile de parler du roman sans en déflorer le contenu or, l’une des forces de L’été où ma mère a eu les yeux verts est justement sa capacité d’absorber le lecteur, page après page, hésitant entre l’affection et la répulsion pour ce Holden Caufield désespérément abîmé qui découvre sa mère lors d’un été, quelque part dans la campagne normande.
« Les yeux de maman étaient des champs de tiges brisées.” Tatiana Țîbuleac
De la famille d’Aleksy, des polonais installés en Angleterre, il ne reste que lui, sa mère et une grand-mère aveugle. Il est inscrit dans un lycée spécialisé depuis qu’ enfant, il a refait à poings nus le portrait d’un camarade qui n’avait pas su ravaler sa méchanceté.
Tatiana Țîbuleac raconte à travers la voix d’Aleksy l’histoire d’une famille, surtout celle d’une femme, d’une mère que personne ne connaît, même pas son fils.
« Les yeux de maman étaient mes histoires non racontées.” Tatiana Țîbuleac
Il s’en est suffi d’un été. Non, il a suffi que cet été soit le dernier été de la mère, qu’ils le traversent ensemble, entourés par des champs de tournesol et de colza, quelque part au nord de la France, pour que les sentiments changent, allégeant la femme qui petit à petit diminue, fond, étoffant le fils qui petit à petit devient un homme.
« Maman et moi sommes restés allongés dans le champ de tournesol, muets et tristes comme des fleurs avortées. Nous sommes rentrés à la maison vers le soir, poussés par la pluie et réunis par la main fine de maman – cordon ombilical non coupé.” Tatiana Țîbuleac
Et il y a tellement de beauté contenue dans ces 166 pages, tant d’émotions, tant de couleurs, que vous plongez dans les mots comme dans un tableau, happés par l’intensité d’une plume exceptionnelle, celle de Tatiana Țîbuleac, celle d’une traduction époustouflante, celle de Philippe Loubière.
Je ne sais pas quelles sont les raisons pour lesquelles ce texte est passé sous les radars lors de sa parution en 2018. Mais la vie d’un livre, nous le savons, n’a pas de fin – si ce n’est l’arrêt de commercialisation – et encore !
L’été où maman a eu les yeux verts est un texte fait pour durer, je vous invite à le découvrir, vous n’aurez qu’une envie, en parler et le partager.
Parce que Tatiana Țîbuleac raconte le deuil, la mort, la séparation, mais ce que l’on entend ce sont les pulsations de la vie.
“De tous ces souvenirs inestimables que je garde à jamais en moi – en espérant qu’un jour, une fois que j’aurai échappé à ce brouillon de vie que je mène aujourd’hui, ceux-ci redeviendront réalité -, il y en a un qui est au cœur de tous les autres. Un seul qui a le pouvoir de dissoudre le noir, le moisi et le désespoir.
La fleur de tournesol.” Tatiana Țîbuleac
L’été où maman a eu les yeux verts de Tatiana Țîbuleac
Traduite par Philippe Loubière
Editions des Syrtes, avril 2018