La cosmologie des musiques expérimentales s’élargit à chaque instant, en l’occurrence elle est la représentation même de l’expansion de l’univers. Trevor Dunn a longtemps contribué aux exigences que John Zorn attendait de ses nombreux musiciens, un documentaire actuellement projeté en salles, laisse entrevoir, sous l’œil de Mathieu Amalric, les approches de chaque protagoniste. Trevor Dunn est à ce titre l’auteur d’une tripotée de disques et dont la discographie affolante, mérite d’être mise en perspective. Sally Gates est une guitariste qui a œuvré dans ce sens avec « Titan To Tachyons », le substrat d’un jazz-métal expérimental dont la trajectoire ne pouvait que coaguler en une triade complétée par Greg Fox. Un tableau peint à trois, une musique tissée dans une même vision, yeux fermés et sens ouverts aux perceptions.
La première composition Macro/micro ouvre le disque comme une improvisation qui me rappelle beaucoup King Crimson, pourrait-on dire que c’est un titre qui dissout les structures et les repères comme le font les hallucination ?
Sally : Je pense que cela fait référence aux structures de la nature, le titre suggère que si vous effectuez un zoom arrière sur une énorme échelle, vous trouverez les mêmes motifs comme des particules subatomiques, que ce soit, les veines de votre œil ou les écailles de l’arbre, une géométrie naturelle qui compose la matière de ce que nous percevons comme réel.
Sally, vous vous êtes intéressée aux écrits d’Anil Seth sur la perception en tant qu’hallucinations contrôlées. « Deliriant Modifier » est-il un moyen d’assimiler les opposés ?
Sally : C’est un synopsis, comme si votre perception était une hallucination contrôlée et inversement. Je m’inspire beaucoup de la science fiction et du courant réaliste. Notre album fait en quelque sorte référence au livre « A Scanner Darkly » (Philipp K. Dick) dans lequel vous ne savez pas de ce qu’est la réalité et que vous êtes tributaires de différents éléments internes, où tout ce qui remonte du cerveau, par le biais de modificateurs chimiques, bloquent ou libèrent une certaine quantité de substance, et ainsi vous aide à mieux comprendre ce qu’est votre vie ou votre mort.
Est-ce une manière de reconstruire la musique à partir d’un chaos hallucinatoire ? La pochette recrée-t-elle ces visions mais de manière structurée ?
Sally : C’est une façon d’exprimer ce que je pourrais voir lorsque je joue ou que je cartographie des compositions, tout en sachant comment cette collaboration a été intuitive avec Trevor, d’idées qui défilaient d’avant en arrière.
Trevor : Nous nous sommes laissés guider, peu importe ce qu’évoque la pochette, il est plutôt question ici, de quelque chose d’intuitif, j’ai eu une idée de collage au départ, sous la forme de petits formats, Sally a fini avec un plus grand format en apportant d’autres couches de peinture au tableau.
Comment expliquez-vous avec des mots la musique que vous voulez enregistrer ?
Trevor : Tout a été enregistré en condition live, Sally et Greg étaient dans une même pièce, j’étais dans une cabine de séparation, nous contrôlions le mixage, en fait tout cela a pris forme spontanément. On n’avait pas réellement besoin de trop intellectualiser ce projet pour concrétiser nos idées.
Sally : Je me suis sentie de suite impliquée dans cette expérimentation sonore, car Trevor est définitivement la personne avec qui enregistrer pour obtenir ce qui n’avait aucun sens avec les mots, mais qui par la musique, a une signification particulière
L’imagerie mentale peut-elle être transposée dans le monde réel ?
Sally : La manière dont s’est constituée notre idée de l’album, est cette interconnexion, et cette façon de jouer, est pour moi familière, comme si toutes ces images se désintègraient dans une centrifugeuse et se projetaient de manière angulaire, en une autre lecture de la notation musicale. Cette approche commune s’est faite ainsi.
Trevor : C’est comme écrire une partition graphique avec des formes, des lignes, et c’est en grande partie comme le dit Sally, dans cette désintégration qu’il m’est possible de jouer quelque chose de vraiment différent, un contrepoint intégré dans un canevas. Nous sommes tous les 3 comme des performeurs.
Comment le trio s’est-il formé ? Trevor et Sally vous jouez dans Titan To Tachyons, mais Greg, quelle a été l’étincelle qui a déclenché sa participation au projet ?
Sally : J’ai rencontré Greg en 2019, lors d’une session d’improvisation, ensuite on m’a proposé de jouer dans un spectacle, et puis il nous semblait logique de jouer avec Trevor, on a pensé de suite que ce serait un bon mélange de personnalités musicales. C’est fondamentalement libre mais nous avons commencé à parler de mettre des limites de temps ou de créer une sorte de forme ou des repères ou des limites qui ont fini par tout façonner.
Trevor : Je perçois ce trio comme un collectif, c’est Sally qui a initié l’idée d’un disque, et c’est à l’origine une volonté de jouer ensemble.
Qui joue du piano sur Retinal states ?
Sally : C’est le premier instrument dont j’ai joué quand j’étais enfant, et c’est la première fois que je joue du piano en studio avec d’autres musiciens, c’est donc une expérience très agréable.
La perception du son peut être est liée aux couleurs, ressentez-vous cette synesthésie ?
Trevor : Je n’ai pas vraiment fait l’expérience de la synesthésie, mais j’en comprends la signification. Certaines chansons que j’ai écrites me semblent avoir une certaine couleur. Mais ce n’est pas au premier plan dans mon esprit. Mais c’est le cas pour certaines personnes, et je serais curieux de savoir ce que les gens voient quand ils entendent une musique
Quand on évoque Suspended Animation de Fantômas, beaucoup de personnes pensent que c’est totalement improvisé ?
Trevor : Oui c’est tout le contraire, chaque composition était très structurée. Et c’était la vision de Mike Patton. Nous sommes donc entrés en studio et il nous a dirigés. D’habitude, il faisait des démos dans son home studio avec de faux instruments, des boîtes à rythmes, etc. Puis nous les apprenions. C’était une expérience très fatiguante. C’était vraiment, vraiment l’opposé de la musique improvisée. C’est toujours amusant pour moi de travailler pour illustrer des films ou des courts métrages. Tu sais, le fait de vivre à New York, permet de jouer avec dde nombreux musiciens et de faire différents types de musique et d’apprendre d’eux. J’ai toujours été attiré par la musique qui est un peu en marge, j’aime les dissonances, les maladresses dans la musique et les choses imprévisibles. C’est ainsi que se termine une grande partie de la musique que je joue.
Sally Gates / Trevor Dunn / Greg Fox – Deliriant Modifier
Riverworm Records – 20 Octobre 2023