Commencer par une fuite. Le point du jour en tant que nouveau commencement, un nouveau coup d’essai – la fuite se fait donc la veille au soir. Mettre la nuit entre la vie d’avant et ce qui va suivre. Celle qui fuit : Florence.
La vue bouchée, c’est aussi ça qu’elle fuyait.
Prendre conscience de la médiocrité ambiante qui a fini aussi par déteindre sur soi n’est pas chose facile. C’en est même violent. Elle en est là, Florence : à mettre un point aux illusions qui abreuvent une vie stérile, satisfaisante, certes, pour une majorité – comme pour pour ses amis, son compagnon, mais plus pour elle.
« Elle partait pour fuir ceux qui savent, ceux qui décident, ceux qui sont beaux, ceux qui suivent, ceux qui crient, ceux qui avancent, ceux qui consomment, ceux qui prennent soin, ceux qui profitent, ceux qui tuent, ceux qui nourrissent, ceux qui ont de l’argent, ceux qui n’en ont pas. Fuir un monde qui ne pouvait pas changer, dont les extrêmes et les incohérences l’écartelaient chaque jour un peu plus. Florence partait pour cesser de leur en vouloir et pour arrêter de s’en vouloir de ne plus ressentir ni compassion ni espoir pour ces humains-là. Pour cesser de souhaiter les secouer, de les juger.»
─ Aurélie Jeannin, Au point du jour
…arrêter de s’en vouloir de ne plus ressentir ni compassion ni espoir pour ces humains-là. Voilà qui pose notre personnage. Florence a une conscience aiguë du marasme qui l’entoure et refuse de continuer à le considérer comme la résultante unique d’une quelconque politique, d’un système, des méfaits d’un deus ex machina qui imposerait ses volontés. Ces humains-là font des choix et bénéficient d’un libre arbitre.
Contrairement à eux, elle décide de s’en servir et choisit de tout laisser derrière elle. Elle n’a pas trente ans mais elle sait une chose : sa vie ne lui ressemble pas.
La voiture en rade, Florence continue son chemin à pied, en emportant le stricte nécessaire. Elle est décidée, coûte que coûte, de ne pas rebrousser chemin même si elle ne sait pas exactement où il la mènera.
Et c’est le point de chute que lui offre Aurélie Jeannin qui représente – pour moi – le point fort du roman : le milieu de la vénerie, un chenil, un rallye et… un homme, Daguet, le piqueux.
Voilà qui aurait pu facilement devenir un récit banal où « l’homme des bois », virile, rustre mais sûr de lui, délivre le personnage féminin de tous ses doutes en lui faisant découvrir le plaisir « sauvage » de la chair.
Que nenni, pas de Mellors ni de lady Chatterlay ici. Mais la rencontre entre deux vies, deux incertitudes, deux êtres humains. Daguet est dans sa première année de piqueux sur la propriété de Bellecroix (il gère le chenil de 115 chiens, les dresse, les prépare pour la chasse à courre).
Au milieu des chiens, Daguet avait sa place. Il l’avait trouvée mais il lui restait à la défendre. Il ne savait pas combien de temps on lui laisserait pour faire tourner cet équipage. Il avait tout à prouver. Le Rallye Bellecroix avait fait une mauvaise saison l’année passée. Daguet avait été recruté pour rétablir la meute et redonner ses lettres de noblesse à l’association séculaire. Il devait prendre des cerfs, il le savait. C’était ainsi et il le souhaitait lui aussi. Mais c’était une pression, parce qu’il fallait du temps, que l’efficacité d’une meute et la vitalité d’un équipage demandaient des années, quel que soit le travail accompli chaque jour au chenil. Lui n’était pas venu tenir un tableau de comptes. Il voulait construire une meute équilibrée et solide, avec des chiens joyeux, sérieux, impliqués.
Aurélie Jeannin, Au point du jour
S’il y a une histoire d’amour, elle est en retrait de l’histoire de l’apprivoisement que Florence et Daguet ont à faire, chacun pour soi, pour ensuite pouvoir s’apprivoiser l’un l’autre. Or pour s’apprivoiser il faut d’abord se connaître.
Florence « s’apprend » en intégrant un milieu strictement régi par des codes et des règles qui lui étaient complètement inconnus jusqu’alors. Daguet doit dépasser ses craintes, ses angoisses et devenir, enfin. Leur évolution, côte à côte, leurs maladresses, leurs questionnements au fur et à mesure que la saison de chasse avance, la valse timide des sentiments contre le balet codifié et minutieusement préparé des parties de chasse, constituent un ensemble qui tient solidement et où, finalement, c’est la nature qui impose un cadre et son rythme.
En délivrant une passionnante description du milieu de la vénerie, à mille lieux des clichés véhiculés habituellement, Aurélie Jeannin ne laisse rien au hasard, y compris le vocabulaire cynégétique qui s’inscrit naturelement dans un récit au style sobre et dépouillé.
Au point du jour est un roman bref et puissant, âpre et porteur d’espoir à la fois. On peut toujours recommencer si on s’écoute.