Deux jeunes filles en mission (Hana et Taru – Dargaud), une ado fugueuse et fougueuse (Les herbes sauvages – Gallimard), un orphelin devenu roi de la pègre (Barcelona, âme noire – Dupuis), une architecte battante et talentueuse (Le chantier – Dargaud), et un singe blanc devenu machine à tuer (Le Dieu-Fauve – Dargaud) : tels sont les principaux personnages de cette sélection de printemps : 5 BD à ne pas manquer (avant 5 autres dans quelques jours) !
Hana et Taru, la folie de la forêt de Léo Schilling et Motteux – Dargaud – Janvier 2024
Avec Rivages lointains, paru le même jour, Hana et Taru n’est autre que la première BD d’un nouveau label dénommé Combo, abréviation de « combinaison ». Ainsi que l’explique Anaïs Aubert, éditrice et responsable de ce nouveau label, il s’agit ici d’additionner « les influences graphiques et narratives d’une nouvelle génération d’auteurs et d’autrices ».
À commencer donc par Léo Schilling et Motteux, qui ancrent leur première histoire dans une forêt ancestrale. Celle-ci est ravagée par les rois de la forêt, des bêtes énormes qui attaquent sans raison apparente des villages entiers, dont celui de la tribu des chasseurs-guerriers.
Y vit notamment Taru, dont la mère, aveuglée par la rage qu’elle porte aux animaux-monstres, lui a demandé de veiller sur Hana, une prisonnière humaine venue d’un autre monde. Mais les deux jeunes filles, portées par une intuition commune, vont fuir ensemble et tenter de trouver une solution alternative à la violence et à la destruction.
Aussi colorée que l’histoire s’avère virevoltante, la BD se révèle pleine de surprises, révélant quelques failles familiales, ainsi que la naissance d’une amitié profonde, malgré les différences et l’adversité. De belle facture, Hana et Taru nous happe facilement dans un genre proche de l’héroic Fantasy mais avec un ton résolument engageant et moderne.
Les Herbes Sauvages de Adam Souza – Gallimard – Mars 2024
Épique, emballant et dramatiquement… rigolo ! Les herbes sauvages par Adam de Souza, jeune dessinateur canadien, nous fait rencontrer Olivia, 17 ans et remplie de rage et de doute sur son avenir. Du reste, son avenir, il ne vaut mieux pas lui en parler.
Les sempiternelles questions sur le métier à faire plus tard et sur la question de la réussite scolaire, ce n’est pas son truc, mais alors pas du tout. Oli est plutôt du genre à résoudre ses problèmes à coups de poing et à tout envoyer valser. Pour elle, la vraie question, la seule qui vaille, c’est « quel est le sens de la vie ? ». Par exemple : vivre dans un monde où un arbre est un arbre, servir à quelque chose, remettre le monde à l’endroit… Pour en avoir le cœur net, la jeune fille va prendre la direction des îles Gulf, sur la côte ouest canadienne, à la recherche d’une communauté agricole utopiste.
Dans ce road movie en forme d’échappée existentielle, riche en rencontres ratées, en émotions rentrées et en pétages de plombs, Olivia va entraîner dans son sillage deux copains en mal d’aventures, Milo et Alvin. Si le trio va connaître quelques déconvenues, il va aussi bien se marrer, multipliant les conneries et les expériences salutaires. De quoi provoquer en nous une bonne dose d’intérêt, quelques rires et un grand bol d’air frais.
Barcelona, âme noire de Gani Jakupi, Denis Lapière, Martin Pardo, Ruben Pellejero et Eduard Torrents – Dupuis – Mars 2024
Denis Lapière et Gani Jakupi sont à la manœuvre du scénario de Barcelona, âme noire (collection Aire Libre), qui prend racine dans les heures sombres du franquisme. Pour les accompagner dans la description de la ville espagnole, de ses recoins et de ses travers, trois artistes se sont associés : Ruben Pellejero, maître chromatique absolu, Eduard Torrents, Catalan convaincu – avec qui Lapière a déjà publié Le convoi chez Dupuis en 2013 – et Martin Pardo, dessinateur hors-pair depuis le début des années 90.
Ces 5 auteurs ont produit un travail complémentaire, où Barcelone demeure un point d’entrée et de sortie permanent, un vrai fil rouge, à l’image de la couleur du sang qui coule, dès les premières pages de la BD, sur le bas ventre d’une femme victime d’un bombardement de l’aviation nationaliste. À moins qu’il ne s’agisse là d’un sordide assassinat… En état de choc, son fils, prénommé Carlitos, est recueilli par Don Alejandro, riche ami de la famille dont la fille, Paula, ne sera pas insensible au charme du nouveau protégé.
C’est là que commence le destin hors-norme de celui qui va profiter de la contrebande de produits interdits avec la France pour devenir Don Carlos, industriel et roi de la pègre barcelonaise.
Polar et saga historique, Barcelona, âme noire, est aussi une fable cruelle sur la recherche du bonheur, la culpabilité, le déterminisme de la dangerosité… Intelligente et rondement menée, la BD fait se croiser plusieurs destins stoppés net dans leur élan ou étouffés par l’âpreté des mauvaises surprises de la vie. Une belle expérience de lecture en même temps qu’une plongée graphique dans la capitale catalane.
Le chantier de Fabien Grolleau et Clément C. Fabre – Dargaud – Février 2024
Du terrain à bâtir jusqu’aux finitions, en passant par l’avant-projet et les travaux, cette BD nous fait vivre le quotidien d’une jeune architecte adoubée par un patron aussi craint que fantasque.
Assurément, la jeune Flora Del Sol va en baver. Tout aussi assurément, le grand maître El Rodrigo va un peu la laisser mariner (il faut bien que jeunesse se fasse). Mais lui qui est plutôt fan de Le Corbusier et de la génération béton, va aussi lui faire confiance et lui donner sa chance. « Étonnez-moi, lui lance-t-il un jour de visite de chantier. Je ne vous ai pas engagée pour faire les seconds couteaux ».
Ni une ni deux, il n’en fallait pas plus pour que Flora sorte le grand jeu. Architecture durable, naturelle et vivante, utilisation du bois et de matériaux magiques… Le métier a évolué et la jeune architecte, à qui l’on vient de confier un très gros projet, entend bien montrer ce dont elle est capable, même aux plus récalcitrants. Pour cela, elle ne manque ni de conviction, ni de forces de caractère. Un terrassier bougon et un maçon quelque peu alcoolisé en feront les frais.
Drôle et enlevé, autant qu’instructif et plaisant, Le chantier est un ouvrage signé Clément C. Fabre (au dessin) et Fabien Grolleau (au scénario), lui-même architecte diplômé. La première édition de la BD, parue chez Marabulles, date de 2018. Réédité chez Dargaud, l’album est enrichi d’une nouvelle couverture et doté de 10 pages inédites.
Le Dieu Fauve de Fabien Vehlmann et Roger – Dargaud – Avril 2024
Une grosse claque. Oui, cette nouvelle BD du touche-à-tout Fabien Velhmann (Paco les mains rouges, Seuls), associé au prolifique dessinateur Roger (Jazz Maynard), balaye tout sur son passage.
Impitoyable et puissante, l’histoire nous fait se rencontrer des personnages en quête d’une cité et de ses symboles perdus, synonymes de pouvoir retrouvé. Ainsi, La Guerrière, Le Poète et L’Héritière vont se livrer un combat sans merci dans un monde ravagé par une vague géante. Dès lors, ils n’essaient de s’en sortir vivants que pour mieux vaincre… et s’entretuer.
Dans cet océan de peur et de manipulation, où gronde la révolte des esclaves, règne un animal assoiffé de sang : le singe Sans-Voix, dressé par La Grande Veneuse dans la souffrance, le bruit et la fureur. Capturée par les humains sur les terres dites « de l’ancienne peur », cette machine à tuer n’en était pas une à ses débuts. Le singe blanc n’était alors qu’un animal cherchant à gagner sa place au milieu des siens, loin des arènes où il allait ensuite devoir combattre, férocement.
Reconnaissable au masque qui lui a été cloué à même le visage et désormais libéré de sa cage (merci la vague, qui l’a bien aidé en cela), le Dieu-Fauve n’a qu’une idée en tête : se venger. Tragique, cruelle, dystopique : la BD nous entraîne dans le sillage de cet être hors-norme, aux confins d’une civilisation en perdition, où règne une tension quasi palpable.
Découpage haché des cases, chapitres qui se suivent avec une logique implacable, dessin alternant vues d’ensemble et plans serrés… Le Dieu-Fauve se révèle être une BD captivante de bout en bout.