Une fois n’est pas coutume, mais le livre dont je vais vous parler m’est arrivé par l’entremise d’une lectrice d’Addict-Culture. Si l’éditeur, Locus Solus, est breton comme l’héroïne de ce récit, Tête de paille, il va néanmoins falloir largement élargir notre spectre géographique pour suivre Caroline Troin à l’autre bout du monde, en Australie, dans une escapade amoureuse un peu folle et néanmoins profonde.
Ce n’est que récemment que Caroline Troin, ancienne responsable du festival de cinéma de Douarnenez durant plusieurs années, a pris la plume pour raconter une histoire déjà un peu lointaine, une histoire d’amour et d’altérité des années 1990, l’histoire d’une certaine Camille sur qui les traces inaltérables de cette aventure doivent encore ressembler aux lignes multicolores qui rayent la couverture du livre. À cette époque où Camille n’a que 25 printemps et la fraîcheur d’une plage du Finistère au lever du jour, le festival de cinéma de Douarnenez dédie son édition 1991 à la culture Aborigène. Parmi les invités qui ont traversé la planète , un musicien, Danama, joueur de didgeridoo embrase immédiatement le cœur de la petite bretonne. Mais les festivals d’été ne survivant pas à la fin de la saison, chacun réintègre gentiment, bien qu’un peu (beaucoup) troublé, son côté de planète.
Grande lectrice de René Char Camille applique alors à la lettre les préceptes de son poète préféré et, après avoir vendu tout ce qu’elle possède, c’est à dire pas grand chose, « impose [sa] chance, serre [son] bonheur et va vers [son] risque » en s’envolant pour Sydney. Si vous l’imaginez déjà se jeter immédiatement dans les bras de son musicien ce serait mal la connaître et surtout ce serait passer à côté des plus enthousiasmantes pages de ce récit. Caroline Troin nous relate en effet un voyage géographique et intérieur prudent, progressif, dans lequel la jeune bretonne tente petit à petit d’apprivoiser une culture qui lui échappe. Se cognant brutalement dans chaque lieu, dans chaque musée sur l’histoire encore enfouie et douloureuse des communautés aborigènes, elle essaye de comprendre ce qui ne se peut sans doute pas. Expropriations, violences, ghettoïsation, enlèvements d’enfants, éducation forcée et acculturation, etc. Le tableau noir, désormais révélé, des maux de la colonisation européenne est ici au complet.
Mais le récit ne se contente pas de questionner avec beaucoup d’humilité et de réserve notre capacité à comprendre ce que les peuples autochtones ont réellement traversé, il est aussi un road trip absolument loufoque et cocasse de son parcours jusqu’à son amour perdu. La grande liberté des personnages, autant celle de Camille que celle du talentueux Danama, est enthousiasmante . Car oui ils se retrouvent enfin, quittent tout, partent sur les routes, partagent les nuits étoilées au bord du Bush, et croient chacun dur comme fer que c’est pour toujours, enfin presque.
Alors bien sûr il ne m’appartient de vous gâcher la fin de l’intrigue ni ses incroyables péripéties, mais il me revient par contre de vous dire que l’on suit cette aventure endiablée aller et retour (oui allez ça je vous le dis il y aura un retour) avec beaucoup de plaisir. Cette période un peu foutrac et parfois immaitrisable dans la vie de Camille/Caroline va aussi ouvrir un immense portail. Ce portail c’est celui de l’accès à l’autre. Elle comprendra en parcourant l’Australie et aux côtés de Danama que nos bons sentiments ne suffisent pas à nous donner accès à une histoire qui n’est pas la nôtre; que les expériences de vie quand elles ont cette intensité de malheur ne sont pas communicables; mais que par contre l’accueil, la générosité, la disponibilité sont des préalables indispensables à toute rencontre réelle, c’est-à-dire à toute rencontre où on reçoit l’autre dans sa complète altérité, dans sa totale différence.
« Six mille pas plus trad, elle s’arrête devant une boutique odorante, au coin d’une ruelle plus tordue que les autres, dans un quartier encore plus populaire. Plantée devant l’étalage, indécise, sourire embarrassé, la rue grouille et la malmène, elle pourrait s’enfuir. Mais il suffit d’un geste d’une cuisinière, cheveux emprisonnés dans un drôle de foulard, pour la retenir. Camille lui sourit large quand elle commande, sans avoir la moindre idée de ce qu’elle va manger. Plus tard, les dames du service rient à gorge déployée quand elle recrache sa première cuillère de soupe d’anguilles aux crevettes fermentées… Estomac en feu, la sueur salée la brûle au coin des yeux. Elle a terriblement mal aux pieds. Mais Camille est Camille. Serre ton bonheur. »
─ Caroline Troin , Tête de paille
Récit d’une expérience un peu hors norme et qui marque une vie, Tête de paille, a toute sa place dans cette littérature de voyage qui vient nous dire le monde et nous faire voyager depuis nos confortables canapés. L’autodérision de la narratrice sur elle-même est un antidote parfait au pathos qui aurait pu émailler un texte de cette nature, et l’on sourit souvent même quand les choses sont graves. La porte d’embarquement est la 56, celle du Finistère, elle vous attend !
Tête de paille de Caroline Troin
Locus Solus, septembre 2023