Une boule rouge posée dans un parc enneigé ; un Peter Pan virevoltant dans les jardins de Kensington, paradis trompeur des enfants perdus ; un sombre manteau paré d’étranges pouvoirs et un Sisyphe roulant sa pierre dans la mythologie grecque : tels sont les ingrédients d’une sélection de 4 BD, toutes marquées par une formidable dose de merveilleux et de fantastique !
Bertille et Lassiter d’Éric Stalner – Grand Angle – Mai 2024
Bertille et Lassiter, Bertille et Bertille, Lassiter et Bertille… Prenez-les dans l’ordre que vous voulez, ces trois-là sont indissociables. Oui, parce qu’ils sont trois : Louis Bertille, quarante ans de Maison Poulaga à son actif ; Bertille Bertille, sa charmante compagne, dont l’élégance en toute circonstance n’a d’égale que son éducation de bonne famille ; et enfin John Lassiter, une jeune Américain paumé, poursuivi par une bande de malfrats.
Réunis dans un ouvrage au titre simplissime mais pas moins efficace (Bertille et Lassiter, Grand angle), ces trois personnages nous offrent une belle aventure dessinée, pleine de poésie, de surprise et de dialogues savoureux. Pour cela, Éric Stalner, auteur du road movie d’espionnage La liste 66 (Dargaud) et de la série de science-fiction Voyageurs (Glénat), est à la manœuvre.
Tout commence après que John Lassiter a rencontré un dénommé Edward dans un bar. Après une nuit d’entourloupes, dont notre pauvre héros se souvient à peine, le voilà obligé de fuir le Nebraska et de s’installer provisoirement à Paris. Un jour, il décide de prendre le train pour la Bretagne. Il y fait la rencontre du couple Bertille, qui ne tarde pas à découvrir que quelques mines patibulaires collent d’un peu trop près aux basques du jeune homme.
Deux ou trois baffes et quelques dégâts plus tard, nous voici spectateurs d’une bataille rangée, ayant pour théâtre une belle propriété en bord de mer et dans le jardin duquel trône une mystérieuse boule rouge.
Cette couleur ne va pas tarder à détonner dans les dessins en noir et blanc qui animent la BD ; elle donne également tout son charme à l’ouvrage, renforçant ses caractéristiques graphiques. Qui plus est, comme habitée d’une force surnaturelle, la fameuse boule rouge va venir mettre son grain de sel dans une histoire qui ne manquait déjà pas de piquant. La lecture de Bertille et Lassiter, précédée de deux opus dans la même collection, se révèle dès lors originale et bien agréable.
Peter Pan de Kensington de José-Luis Munuera et Sedyas – Dargaud – Août 2024
Le célèbre « Peter et Wendy » a été écrit par James Matthew Barrie en 1902. Mais 9 ans auparavant, l’auteur avait publié « Le Petit Oiseau Blanc », dans lequel le héros apparaît pour la première fois. On découvre ainsi le jeune Peter Pan, errant la nuit dans les jardins de Kensington, telle une âme à jamais perdue entre le monde des adultes et celui des enfants.
C’est de cela que s’est inspiré José-Luis Munuera (Bartleby le scribe, Dargaud) pour écrire et dessiner Peter Pan de Kensington : dans cet univers peuplé d’étranges créatures que seule la nuit fait exister, prennent place le corbeau Salomon, champion du bavardage et des devinettes, ainsi que les fées malicieuses et leur minuscule reine, mais aussi des ombres terrifiantes et des arbres millénaires, impatients de transformer en compost une pauvre enfant dénommée Maimie et restée prisonnière de leurs branches crochues.
Elle n’avait qu’à pas rester dans le jardin en pleine nuit, se lamentent à son sujet les habitants nocturnes de Kensington, pour qui la fiction… est aussi vraie que la réalité. De quoi donner le tournis à la petite Maimie, soucieuse de retrouver ses parents au plus vite. Le hic, c’est que Peter Pan se plaît beaucoup en sa compagnie et qu’au lieu de lui donner satisfaction, il la fait voler d’un endroit à l’autre du jardin, perdant un temps précieux. Ainsi donc, doit-il prendre Maimie sous son aile ou la convaincre de rester avec lui afin de rejoindre Nerveland, le pays où il n’existe qu’une règle : s’amuser ?!
La réponse se trouve dans les toutes dernières pages de ce récit merveilleux, que Munuera déroule par petites touches délicates sur de grandes pages aussi expressives que superbement encrées. Remarquable et soigné, le travail réalisé par le coloriste espagnol Sedyas contribue aussi grandement à donner à l’album son côté enchanteur.
Une belle histoire que cette adaptation libre de Peter Pan de Kensington, à découvrir… avant de s’endormir pour se laisser bercer par l’univers du conte.
Un sombre manteau de Jaime Martin – Aire Libre-Dupuis – Juin 2024
L’histoire se situe dans les Pyrénées, au milieu du 20e siècle. Elle met en lumière les trementinaires, ces femmes qui vivaient de la collecte et de la vente d’herbes et de remèdes naturels.
Mara est l’une d’elles. Vieillissante et quelque peu acariâtre, elle vit seule en altitude, constatant qu’en bas, dans la vallée, ses habitants aiment « les grands festins très sophistiqués nécessitant le concours de médecins et de traitements compliqués ». En haut, revendique-t-elle, il s’agit avant tout « de manger pour calmer la faim et d’utiliser les bonnes feuilles pour guérir les maux du corps ».
Ce mode de vie n’en finit pas de susciter moqueries et mépris de la part des villageois, qui continuent néanmoins, pour certains d’entre eux, à lui demander conseil. Il faut dire qu’à cette époque, être une femme seule et sans enfant, passait pour un affront !
C’est alors que surgit un personnage central dans la bande-dessinée : Serena, une jeune fuyarde muette au passé mystérieux, dont la proximité avec des êtres fantasmagoriques, apporte une touche de folie à un récit déjà bien singulier. Mara la recueille et la cache, la faisant passer pour sa nièce, évitant ainsi qu’un officier de police à sa recherche, ne la retrouve et la capture.
S’il s’avère parfois difficile de comprendre telle métaphore ou tel personnage, mi-loup mi-démon, on se laisse néanmoins emporter par le graphisme élégant et réaliste de la BD, ainsi que par le propos la toute-puissance des ragots et la lutte contre le patriarcat. Un ouvrage féministe, sans temps mort : à découvrir !
Sisyphe, le châtiment des Dieux, de Le Tendre et Peynet – Dargaud – Août 2024
Avec Sisyphe, le châtiment des Dieux, nous voici plongés au cœur de la collection Mythologies de Dargaud. La bande-dessinée constitue le 3e volume d’une série réalisée par Serge Le Tendre (au scénario) et Frédéric Peynet (au dessin). Ainsi donc, le mythe de Sisyphe succède à Pygmalion et la vierge d’Ivoire, et à Astérios le Minotaure.
Tout d’abord, un mot sur la couverture, magnifique, sur laquelle a travaillé le graphiste Nicolas Cardeilhac. Entre l’univers de Dune et celui de Sisyphe, il n’y a qu’un pas vite franchi, pour le plus grand plaisir de nos yeux ! Les pages qui suivent sont baignées d’une belle lumière, atténuant la noirceur du destin chaotique des principaux protagonistes.
Côté récit, le pari est tout aussi réussi. Car tout de même, raconter les déboires d’un mythe antique n’est pas chose facile. D’autant que les personnages sont multiples, qu’ils ont souvent entre eux des liens familiaux et qu’ils se dédoublent facilement, prenant une apparence humaine alors même qu’ils sont des dieux !
Pour (tenter de) faire simple, rappelons ici les principaux éléments du fil narratif : le malin Sisyphe a cru berner Médée qui, pour se venger, a condamné son fils Glaucos à dépérir. Thanatos étant entré dans la danse, un pouvoir a été accordé à Sisyphe : celui de sauver Glaucos d’une inéluctable descente aux enfers en abattant d’une main mortelle, à chaque pleine lune, une personne de son choix.
Mais tout ne va pas se passer comme prévu, puisque l’impétueux Sisyphe en vient à manquer de respect à l’intouchable Zeus. Une faute majeure qui le condamnera au supplice éternel, dans la région la plus profonde du monde, où toute vie est bannie.
Pas de quoi nous faire sauter de joie tout ça ! Pourtant, la BD se révèle tout à fait divertissante, ses auteurs ayant apporté une touche d’humour à l’histoire, tant dans la construction des dialogues que dans la manière de traiter le lettrage des textes, ou bien encore dans la façon de dessiner des situations parfois cocasses. Instructif et plaisant : que demande le peuple ?