[mks_pullquote align= »left » width= »770″ size= »16″ bg_color= »#686868″ txt_color= »#ffffff »] Les éditions Agullo vous offrent toute la semaine une nouvelle inédite à lire sur Addict-Culture ! Aujourd’hui, “Divine Pologne » de Magdalena Parys (auteur de « 188mètres sous Berlin » et « Le magicien »). [/mks_pullquote]
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Futur
Écris-nous depuis les cendres du futur
Dessine des fleurs venant de champs inconnus
Un jour, divin futur, tu te tiendras à notre porte
Serons-nous à tes côtés ?
Qui peut le dire ?
Chapitre premier, dans lequel le père Premier ministre découvre l’Est, lors d’un voyage à l’Ouest
Le cortège officiel du père Premier ministre avançait lentement sur la voie réservée aux diplomates. Celle-ci était séparée des autres passages frontaliers, destinés aux citoyens ordinaires, par des clôtures de béton surmontées de barbelés. Dans la limousine du père Premier se trouvaient trois personnes : le chef du gouvernement,
son garde du corps attitré et le chauffeur. Dans les autres véhicules voyageait l’escorte. Pour son premier voyage à l’étranger, à l’exception du général Crêpe, le père Murette n’avait emmené aucun de ses ministres. Il aimait gérer lui-même les affaires importantes. À présent, il regardait avec mécontentement la file interminable sur la voie latérale. Selon les informations germaniques, elle s’étirait sur près de dix kilomètres. Il n’en aurait jamais eu connaissance, n’eût été la défaillance technique de l’avion qui l’avait amené en Europe Unie, le contraignant à rentrer en voiture. Il poussa un profond soupir. La limousine, à vrai dire, était très confortable,
équipée de manière luxueuse ; par conséquent, si seulement il en avait éprouvé l’envie, il aurait pu piquer un somme. Il aurait pu, certes, sans l’invasion des fréquences…
Il se boucha les oreilles. Mais cela ne servit pas à grand-chose. Après la diffusion des infos, le mode de la radio se brancha automatiquement sur la fréquence mentale du père Murette. Sur le territoire de la Divine Pologne, le système des fréquences était bloqué, mais au-delà de ses frontières avec l’Europe Unie, il remplaçait
depuis des années Internet et le téléphone pour les habitants.
Fourni à chaque citoyen dès la naissance, il était adapté au fur et à mesure de l’âge. Au début, le père Premier écoutait les fréquences, par curiosité, mais au bout d’une semaine, il n’entendait plus ses propres pensées. On aurait dit que quelqu’un lui avait implanté un second cerveau, l’avait branché sur une machine, asservi. S’il roulait en voiture, comme maintenant, et qu’il pensait « frontière », aussitôt les fréquences lui communiquaient, ainsi qu’à son entourage, la définition du mot frontière. Alors que les Européens de l’Ouest utilisaient le système en mode silencieux, le traitant comme une part de leur conscience, un bonus supplémentaire et un dictionnaire
irremplaçable, les fréquences du père Murette émettaient à haute voix. En Occident, chacun n’entendait que ses propres fréquences, il fallait l’autorisation du propriétaire pour pouvoir profiter de celles
des autres. Tant que Murette était accompagné du général Crêpe, son conseiller personnel de la « Divine Fenêtre », tout allait bien. Le général savait parfaitement comment régler tous ces boutons, mais lorsque ce dernier ne se trouvait pas auprès du Premier ministre, tout marchait de travers. À l’heure actuelle, hélas, le général voyageait dans la partie occidentale de l’Europe Unie. Il espionnait, négociait, signait des accords et achetait du matériel afin d’assurer la paix, en ces temps incertains, à la Divine Pologne. Depuis l’instant où il
était monté dans sa limousine, le père Murette se réjouissait à la pensée qu’il arriverait très bientôt en Divine, où les fréquences se tairaient enfin.
— Combien de temps encore ? gémit-il en sentant poindre une migraine.
Les fréquences entamèrent aussitôt : Migraine – maux de tête unilatéraux, répétés et pulsatifs, le plus souvent. Une migraine dure habituellement de quatre à soixante-douze heures. Elle se caractérise par…
Deux minutes, répondit la fréquence du garde du corps avant que celui-ci ait eu le temps de le confirmer en personne.
— Mais qui établit les passeports de tous ces gens? demanda le chauffeur en regardant avec incrédulité la file à la frontière.
Les infos de la fréquence du chauffeur donnèrent immédiatement la définition du mot « passeport » : Document utilisé sur l’ancien continent à des fins de séjour en Divine Pologne, Grande Mandchourie et Grande Asie uniquement.
— On n’a pas à les établir, pour ainsi dire, expliqua le garde du corps en haussant les épaules, devançant ainsi le système de fréquences qui, une fois de plus, s’apprêtait à répondre à sa place.
De dix ans plus âgé que le chauffeur, le garde du corps se souvenait encore du temps de la Pologne non-divine.
— Ce sont des reliquats du précédent système, ajouta-t-il. Ces gens ont la double nationalité et viennent chez nous avec des passeports teutons.
— Seigneur ! Mais combien sont-ils? continuait de s’étonner le chauffeur.
C’était son premier voyage à l’étranger. Habituellement, il ne conduisait le Premier ministre que dans la capitale, sainte Varsovie, surnommée familièrement « Saintavie ».
Le père Premier ministre abaissa ses paupières endolories. Il s’efforçait de ne pas voir toutes ces voitures germaniques modernes, qui s’élevaient légèrement au-dessus du sol. Il savait que la plupart des personnes qui faisaient la queue à la frontière avec la Germanie étaient des descendants des Volksgermains, une tribu traîtresse qui avait quitté la Pologne, des années auparavant. Il savait également que le Divin Office des douanes démontrait de plus en plus de failles et que, même s’il était interdit à tous les niveaux d’établir des
passeports, faire respecter cette interdiction se révélait impossible.
À en croire les rapports secrets du général Crêpe, la raison se nichait dans une erreur de la programmation initiale des robots.
C’est pourquoi le père Premier ministre éprouvait de lourds remords. Malgré un conservatisme profondément enraciné et son aversion pour les machines, il n’avait pas protégé l’État des dernières technologies. Pis encore, il avait construit sur elles le pouvoir de l’État. Les Polodiviniens ne voulaient pas travailler pour des salaires de misère, il avait donc fallu employer massivement des machines. Dans tous les services publics ne travaillaient plus pratiquement que des robots. Les postes de direction étaient, certes, occupés par des humains, mais cela ne changeait rien à l’affaire, puisque le langage humain avait été remplacé par une documentation numérique complexe. Les procédures permettant la délivrance d’un passeport étaient quasiment incompréhensibles pour les chefs de bureaux. Seuls les robots étaient capables de les déchiffrer.
Quant à ces derniers, ils fournissaient les informations uniquement aux personnes habilitées, les détenteurs légitimes du passeport. Les services de renseignement du père Murette et les hackers qui travaillaient pour lui n’avaient toujours pas trouvé de solution. Par ailleurs, les robots ne cessaient de parfaire eux-mêmes leur système.
En première place de leur « Robot-Code » figurait l’article intitulé :« Honnêteté ». Il était suivi de l’article : « Vie privée ». Tous les autres étaient à l’avenant.
À la frontière, le trafic était intense. La Divine attirait les Volksgermains et les touristes par ses prix attractifs et sa cure de désintox des fréquences. Quoi qu’il en soit, une fois passé le Mur du Divin infini, de l’autre côté, la file serait encore plus longue.
Pourquoi avoir fait construire un mur, puisque les gens le franchissaient de toute façon ? Tant d’efforts ! Tant d’argent !
Au même instant, les fréquences du chauffeur, du Premier ministre et du garde du corps donnèrent la définition du Divin Grand Mur (appelé également Mur du Divin infini) − nom collectif des systèmes de défense composés de barrages naturels, d’un réseau de forts et de tours d’observation et (dans les endroits les plus stratégiques) de murs de défense en terre traditionnellement tassée, en brique ou en pierre, protégeant la Pologne occidentale et orientale des invasions et des migrations des peuples de l’Europe Unie et des Continents sataniques. Le Grand Mur s’étend de la Poméranie à la Silésie, à l’ouest, et le long de la Moskova, à l’est.
— Éteins ça ! Éteins ça ! criait le garde du corps au chauffeur, en s’efforçant d’étouffer l’insupportable cacophonie des ondes radiophoniques.
— Mon Dieu ! se lamentait le chauffeur.
— N’invoque pas Dieu pour rien, s’énervait le père Murette.
— Putain! s’énerva plus fort encore le garde du corps. Éteins les fréquences, cria-t-il au chauffeur.
— Ah là là ! Je ne peux pas, nous sommes encore en Germanie ! Ah là là ! gémissait le chauffeur.
— Laisse-moi entrer dans le réseau, je vais te l’éteindre, moi ! ordonna le garde du corps pour la énième fois au cours de ce voyage.
— Pas question de te laisser entrer dans mon réseau, rétorqua, pour la énième fois également, le chauffeur agacé.
— Mais pourquoi?
— Parce que tu vas savoir tout ce que je pense.
— Idiot ! Active l’option « invité ».
— Impossible !
— Alors, baisse au moins le volume, crétin, lança le garde du corps d’une voix sifflante.
— Fais-le toi-même.
— Silence ! gronda le père Murette, à bout, en tâchant de ne plus penser à rien, car il savait que la moindre de ses réflexions serait captée par les fréquences.
Ces dernières, étonnamment, se turent toutefois, vaincues par la définition de « silence ». Pendant un instant, ils roulèrent donc dans le calme, jusqu’à ce que le père Murette se mette à penser ardemment à la Divine. Aussitôt, les fréquences communiquèrent dans un flash : anciens terrains de la République de Pologne. Après leur victoire dans la guerre contre les Soviets et les Républiques baltes, vinrent s’y ajouter l’Estonie, la Lettonie et la Lituanie, ainsi que la moitié de la Russie jusqu’à la région de Moscou.
Murette poussa un soupir. Il ne pouvait pas laisser son garde du corps entrer sur le réseau et lui régler ses fréquences. Cela reviendrait à lui donner accès à ses propres réflexions. Il était incapable également d’activer le bouton qui limitait l’option « invité ». Sans cette manipulation, le garde du corps pourrait détourner et rendre audible à n’importe qui la fréquence destinée à son seul destinataire. Le père Premier ministre regrettait le père général Crêpe, des Renseignements de la Divine Fenêtre, son conseiller en qui il avait toute confiance. Sans les talents techniques de Crêpe, Murette ne pourrait même pas se déplacer en Germanie ou en Franconie, ni dans aucun autre État de l’Europe Unie. Il ne pourrait pas discuter librement avec le Premier ministre des
Anglosaxons, car les fréquences l’accueilleraient aussitôt avec la définition d’« alcoolisme ». Et après le chaleureux accueil de la Première ministre des États des Balkans, cette dernière, pour varier, entendrait : « transgénérisme ». Heureusement, plus on approchait de la frontière, plus les fréquences devenaient faibles.
Ce serait bientôt terminé. Effectivement, au bout de quelques minutes, ils entendirent crépiter un Ave Maria dans l’interprétation d’un chœur de garçons de Poznań. La Divine Radio nationale émettait ou, plutôt, tentait d’émettre. Le père Murette sourit. Enfin à la maison ! Ce fut un voyage long et difficile, mais s’être éloigné de Saintavie était une bonne chose ; il n’est pas inutile, parfois d’observer à distance de la capitale.
Hélas ! L’instant benoît fut de courte durée. L’Ave Maria se tut et l’on entendit l’inquiétante sirène annonçant une attaque d’ordures ménagères. Depuis les temps anciens, les déchets envoyés dans le Cosmos tournoyaient continuellement dans l’espace et, parfois, s’écrasaient sur terre. À vrai dire, les aspirateurs universels
pompaient au préalable toutes les ordures dans les profondeurs du globe, mais il arrivait de temps à autre que des particules de déchets broyés s’échappent et touchent des humains. C’est ainsi qu’avait disparu très récemment le directeur de la Divine Banque et tous ses collaborateurs. Il s’agissait d’accidents extrêmement rares. Le système anti-déchets fonctionnait de manière irréprochable. Des lampes universelles délimitaient une ligne rouge à ne pas franchir le temps de l’alerte, tandis que des installations gouvernementales dégageaient des bulles d’air, capables de repousser la moindre attaque.
Le chauffeur appuya sur un bouton et aussitôt une bulle entoura la limousine du père Premier. Elle isolait du monde extérieur même les fréquences. Le père Murette s’étira, bâilla et profita de cette courte pause pour faire un petit somme. Les sirènes hurlaient. Sur la voie d’à-côté, la ligne rouge était tombée au beau milieu de la
file d’attente. Survint le chaos, les voitures s’entrechoquèrent; sans cesse, un objet ou un humain rebondissait sur la bulle de la limousine, mais le père Murette était trop fatigué pour s’en agacer.
Dix minutes plus tard, les sirènes se turent. Ravigoté par sa courte sieste, le Premier ministre se frotta les yeux et sentit son cœur battre plus vite. On pouvait déjà voir le Mur du Divin infini dans toute sa splendeur. Il était magnifique. D’une telle noblesse.La plus belle œuvre au monde. Si admirable. Le père Premier réajusta ses lunettes − un cadeau du père Crêpe. En cas de nécessité, elles étaient capables de rapprocher une image située jusqu’à dix kilomètres. On pouvait les diriger par la pensée, mais aussi se servir
de boutons imaginaires. Bien entendu, ce genre de lunettes n’était pas en accès libre sur le marché de la Divine, ni même au-delà de ses frontières. Par leur multifonctionnalité, elles faisaient penser à des jumelles militaires, mais elles étaient beaucoup plus que cela, en réalité. Lorsqu’elles rapprochaient l’image, elles la déroulaient tel un film, au ralenti, même, si besoin était. Le père Murette les possédait depuis quelques mois maintenant et, grâce à la divine patience du père Crêpe, il avait appris tant bien que mal à s’en servir. Il observa quelque temps le trafic frontalier sur le couloir voisin. Apparemment, l’attaque ordurière n’avait pas causé de dégâts considérables, quelques voitures étaient couchées sur le bord de la route, ainsi que quelques cadavres humains. Les pompiers germaniques avaient dégagé les déchets, les gens reprenaient place dans la file.
Le père Murette déplaça son regard sur la frontière elle-même et sur les douaniers qui s’affairaient. Il diminua la distance et ralentit l’image. Le robot douanier, un commandant, visiblement, plus grand que les autres robots, coiffé d’une casquette où il était écrit : « Bienvenue en Divine », enjoignait justement à une dame de sortir de son véhicule. Il la pressa en direction d’une petite maison au toit rouge. Ils entrèrent. Murette augmenta la résolution
et choisit l’option « drone intérieur ». Debout, jambes écartées, le commandant ordonna à la femme de se déshabiller. Cette conduite n’aurait rien eu de répréhensible, si le commandant robot avait été une commandante. Mais c’était UN commandant, un robot masculin, numéro de fabrication XX02.
Ce n’était pas bon, ça.
La femme était jeune, âgée d’une vingtaine d’années tout au plus, de longs cheveux clairs, des seins ronds naturels, une jolie silhouette. Le commandant s’approcha et s’agenouilla auprès d’elle (il mesurait au moins un mètre de plus qu’elle). Il admira sa poitrine durant de longues minutes.
Ce n’était pas bon du tout, ça.
Le père Premier ministre Murette essuya la sueur qui perlait sur son front et réfléchit durant quelques instants au compte-rendu secret que lui avait transmis le général Crêpe. Il en résultait que les robots douaniers au numéro de fabrication XX02 trahissaient un penchant sexuel pour les femmes et les hommes, tandis que les robots XX01, pour les hommes uniquement. Ils s’étaient creusé la cervelle : comment était-ce possible, voyons ? Des robots ! Achetés en République hongroise ! Programmés de manière à traquer et harceler les touristes afin de les décourager de venir visiter la Divine. Hélas! Suite à un défaut de construction, les robots révélaient de jour en jour davantage de traits diaboliques. Le rapport signalait que, outre le recours à un harcèlement de plus en
plus brutal (détention injustifiée à la frontière pendant des heures, fouille des bagages, destruction de biens, inspections intimes) qui, en l’occurrence, était recommandé, les robots manifestaient des aberrations inquiétantes, notamment une excitation particulière qui les poussait à observer des organes génitaux humains. Les experts maintenaient que le problème venait du fait que les robots en étaient dépourvus, il devait donc s’agir ici d’un profond complexe mécanique. Selon les affirmations du secrétaire d’État de la République hongroise, le logiciel des robots était parfait et parfaitement testé. Les constructeurs avaient choisi comme modèles les inestimables douaniers de la République démocratique allemande. (La formation des robots s’appuyait notamment sur le visionnage de films datant des temps préhistoriques, consacrés aux officiers de la Stasi qui faisaient preuve d’un dévouement total au travail, ainsi qu’aux douaniers officiant sur l’ancienne frontière de la RDA.) Afin d’exclure toute influence néfaste des renseignements étrangers, des expérimentations complémentaires avaient été menées. Ces dernières avaient démontré que les robots hongrois étaient résistants à toute ingérence extérieure, il ne pouvait donc être question de cyberattaque. Apparemment, les robots auraient développé leur propre individualité fréquentielle et se trouvaient précisément dans une phase dite transitoire, à
laquelle les scientifiques donnèrent le nom de cyberémotionnalité.
Quoi que cela puisse signifier, cela ne présageait rien de bon. Le robot caressa le bras de la femme, elle se mit à crier. Il posa un doigt sur sa bouche et toucha ses cuisses. La femme s’évanouit. Le père Murette retint son souffle, mais le robot, désorienté, ne savait plus sur quel pied danser, il se contenta donc de se rincer l’œil
et finit par sortir. La femme se releva aussitôt, se rhabilla et, en pleurs, courut jusqu’à sa voiture. Personne ne lui prêta la moindre attention. Il était de notoriété publique que les inspections intimes n’avaient rien d’une partie de plaisir.
Le père Murette essuya la sueur de son front et éteignit l’image. Si au moins les robots volaient les voyageurs, s’ils les battaient, cela servirait la cause et dissuaderait les touristes de venir en Divine Pologne, mais enfin les contacts physiques, c’était intolérable. Un tel péché ! Que se passerait-il si l’Europe Unie venait à l’apprendre ?
La Divine Pologne, c’est un divin pays ! Le dernier, presque, sur ce globe. Il fallait convoquer un Conseil ! Sur-le-champ ! Il fallait agir ! Sur-le-champ !
Entretemps, le cortège officiel avait progressé. Il se trouvait maintenant à proximité de la guérite du poste de garde, il était sur le point de la dépasser quand soudain… inopinément… il ralentit.
Le chauffeur, paraît-il, avait agi instinctivement, ce que la défense tentera, par la suite, au tribunal militaire, de mettre sur le compte de son manque d’expérience et de son jeune âge. Cela n’évita pas toutefois au chauffeur et à sa famille l’exil en Siber-forêt (autrefois nommée les Sous-Bois). Le père procureur général en chef prit l’attitude du chauffeur pour de la provocation. Un sabotage.
Il estima, concrètement, qu’il était de mèche avec la machine commandante, le chef rebelle des machines rebelles.
Les robots douaniers prenaient connaissance des documents des voyageurs plusieurs dizaines de kilomètres avant la frontière, de sorte qu’ils savaient qui conduisait la limousine flottant au-dessus du sol. Son passage était annoncé, elle était flanquée, à l’avant et à l’arrière, des limousines des agents de sécurité. Le véhicule du Premier ministre, pourtant, avait ralenti. Le robot douanier commandant, au numéro de fabrication XX02, avec sa casquette « Bienvenue en Divine », ordonna alors à la voiture du Premier ministre de s’arrêter et à ce dernier d’en sortir. Le garde du corps du père Murette bondit, prêt au combat, mais en échange il reçut un coup métallique sur le front et s’affala sur le sol. Le commandant à la casquette « Bienvenue en Divine » brisa la vitre et agrippa le père Premier ministre Murette. Derrière lui, les simples soldats robots, en rangs serrés, formèrent un couloir le long duquel Bienvenue en Divine entraîna le Premier ministre dans la maison au toit rouge.
Les cris des gardes de la sécurité, qui s’extrayaient en nombre des limousines d’escorte, ne servirent à rien. Malheureusement, c’étaient tous des humains. Sportifs, rapides, agiles, mais seulement des humains, hélas ! Les indestructibles machines hongroises à l’éblouissant crochet métallique étaient résistantes aux balles, aux
missiles et aux gaz lacrymogènes. Il leur fallut moins de vingt secondes pour venir à bout des gardes. Les scènes dramatiques qui se déroulaient sur le couloir diplomatique n’échappèrent pas à l’attention des voyageurs ordinaires qui, élevant leur voiture un peu plus haut au-dessus du sol, pouvaient sans problème observer les
événements depuis la voie latérale.
— Seigneur! C’est le père Premier ministre Murette ! À l’aide ! criait le chauffeur, à peine conscient, car il avait été sérieusement battu, ce qui suscita immédiatement un plus grand remous encore parmi les voyageurs.
Des exclamations jaillirent aussitôt : « Le père Murette ! » auxquelles firent écho des : « Où ça ? » « Dans la maison de l’inspection intime », fusa la réponse. Et c’était reparti : « Le père Premier ministre Murette ? » « Mais oui! »
À la vérité, les touristes et les Volksgermains se tenaient au seuil de la Divine, devant le Mur du Divin infini, mais ils n’étaient pas encore entrés en Divine même. Ils se trouvaient dans un no man’s land où l’on pouvait prendre des photos et transmettre des informations. Les services de presse du monde entier interrompirent leurs
journaux et leurs fréquences pour faire une annonce, accompagnée du bandeau « Urgent! » : « Divine Pologne : la révolte des robots! »
Un scandale donc. Un véritable scandale !
Chapitre II dans lequel nous raconterons l’histoire de la transformation du Premier ministre en papillon.
Le plus grand succès du père Premier ministre Murette était l’introduction du « revenu fondamental ». Après la campagne électorale sans précédent qui se déroula sous le signe des revenus, le Premier ministre tint sa promesse et mit effectivement cette mesure en place. Pour la première fois au monde, on accordait un salaire à chaque citoyen adulte, sans obligation de travail.
— Maintenant, il va gouverner éternellement, déclara en baissant les armes son plus dangereux rival.
Et il avait raison.
Le père Murette avait été élu Premier ministre des années auparavant, au cours d’élections démocratiques. Les bureaux de vote étaient régis par des robots dont le code moral était : « la transparence », aussi, le Premier ministre aurait-il voulu truquer les élections qu’il n’aurait pas eu la moindre chance. Même l’Europe Unie n’avait pas connu d’élection aussi respectueuse de la loi qu’en Pologne. À l’Ouest, les voix des électeurs étaient comptées par des humains. Si bien qu’à tout instant surgissaient des irrégularités, et il fallait organiser de nouvelles élections.
« C’est absolument inconcevable ! Comment des humains peuvent-ils compter les voix ? » commentaient, furieux, les divins journaux polonais nationaux. On ne pouvait rien reprocher au père Premier ministre Murette. Même la construction du Mur du Divin infini, laborieusement érigé pendant des années par des prisonniers, des robots et des esclaves, avait été décidée en vertu de tous les principes démocratiques. Lors du référendum pour ou contre sa construction, quatre-vingts pour cent de la société de la Divine Pologne avait voté pour. Certes, il avait fallu que le père Murette se batte pour le droit au référendum. D’abord avec l’opposition, puis avec l’Europe Unie, et même avec la Grande Mandchourie, qui le soutenait habituellement. Une fois qu’il eut obtenu gain de
cause cependant, il gagna sur tous les plans. Après le référendum, il
gronda qu’il continuerait de lutter. Contre qui ? Mystère. Il détenait la majorité absolue à la Diète (rebaptisée la Basilique). Il n’avait plus d’adversaires politiques. Les partis d’opposition avaient cessé d’exister. Tous les anciens opposants entrèrent au parti du Divin, ceux qui n’étaient pas convaincus furent envoyés en Siber-forêt.
La Divine Pologne était un paradis pour qui n’aimait pas les réformes. Le progrès. Pour qui adorait une existence chômeuse et n’avait que deux obligations dans la vie : la cérémonie religieuse dominicale et l’éducation des enfants en bons Polodiviniens craignant Dieu. Plus on avait d’enfants, plus importants étaient les achats dans les Divins Nuages, les magasins d’État qui réservaient des prix spéciaux aux familles nombreuses. Le gouvernement assurait un accès gratuit à l’éducation et aux soins médicaux. Pour tout ce qui favorisait la construction de la Divine Pologne, le citoyen recevait des bonus supplémentaires tels que des coupons pour des produits de luxe, des voyages en Divine et parfois aussi des virements bancaires. Et tout cela sans qu’il soit nécessaire d’entreprendre quelque travail que ce soit. En Divine, seuls travaillaient les prêtres politiques, les prêtres enseignants, les prêtres agents de la sécurité, les prêtres policiers ainsi que les personnes
employées dans les postes à responsabilité : au total, dix pour cent de la population. Et les robots. Les enfants fréquentaient les Divines Écoles générales. Des prêtres professeurs y enseignaient quinze heures par semaine, principalement le Divin et la numérogénécité.
Des brigades de policiers − la seule institution dans le pays que le Premier ministre n’avait pas encore confiée aux mains des robots − veillaient à la sécurité des Polodiviniens. Pour combattre les partisans et les émigrants, le ministère responsable de tout ce qui se trouvait en dehors de la Divine Pologne envoyait des robots (en
service régulier si besoin). Suite à une courte guerre (elle dura un an seulement) où aucun sang ne fut versé par les Polodiviniens, car elle fut menée par des ordinateurs, le père Murette étendit le territoire
de la Divine à de nouvelles acquisitions : les terres ou territoires recouvrés, ainsi nommés. Le peuple reconnaissant le proclama Maréchal-chef Murette. Le courage avec lequel il introduisit les nouvelles technologies lui valut autant de partisans que d’ennemis, mais rien ne convainc davantage que le succès. « Personne ne pose de questions à un vainqueur », se plaisait à répéter le Maréchal-chef Premier ministre Murette.
Voilà pour la préhistoire.
Comme nous l’avons déjà évoqué, les fréquences personnelles émettaient dans le monde entier. Exception faite de trois pays : la Divine Pologne, la Grande Mandchourie ¹ ainsi que la Grande Asie ². Dans ces immenses puissances, les médias émettaient selon la pensée nationale, régie d’ordinaire par la main de fer des généraux. En Divine, les médias étaient régis d’une main de fer par le père général Crêpe. Un homme universel, un homme ambitieux, un homme-à-tout-faire. Grand ami du Premier ministre. Pour pouvoir faire face à ses tâches, il se faisait injecter par l’équipe médicale une « déshumanisation », appelée également « élixir de sagesse », qui
l’aidait de manière extraordinaire dans son fonctionnement.
Après l’attentat contre le Premier ministre, le général Crêpe interrompit son voyage en Europe Unie et veilla à ce que la nouvelle de l’agression du chef ne parvienne pas aux médias ni à aucune autre fréquence renégate. Hélas, dans des pays tels que la Divine, la Grande Mandchourie et la Grande Asie vit le jour un phénomène inattendu, auquel personne encore n’avait trouvé de riposte. Il s’agissait de quelque chose d’effroyable, quelque chose qui se propageait beaucoup plus vite que les fréquences. À savoir : le bouche-à-oreille. Il demeurait pour toujours dans la mémoire et le cœur des gens et, pis encore, faisait partie des maladies contagieuses, incurables. Les gens parlaient, chuchotaient et réfléchissaient.
Ils propageaient le virus.
En théorie, on aurait pu identifier les premiers coupables, les punir et les faire exécuter en guise d’avertissement pour les potentiels traîtres à venir. Malheureusement, le système informatisé de détection des mauvaises langues tombait en panne dès que le nombre de celles-ci dépassait cinq mille. Puis, le système se mit en grève. Il mélangeait les noms, les prénoms. Dans l’intervalle, le bouche-à-oreille avait réussi à toucher jusqu’à un million de citoyens, et ce en l’espace de quelques minutes. Au bout de deux jours, tout le monde était contaminé. Depuis le règne du Premier ministre Murette, la Divine s’était considérablement développée et comptait non plus quarante, mais quatre cents millions de citoyens.
Quatre cents millions de citoyens malades, c’était comparable aux fléaux des temps anciens tels que le choléra ou la peste, qui avaient dévasté l’humanité. En dépit d’efforts surhumains, malgré les dernières technologies, on ne trouvait toujours aucun moyen de maîtriser les pensées humaines. Le père Murette faisait, certes, tout
ce qui était en son pouvoir pour les neutraliser. Pour la première fois depuis de nombreuses années, il s’était rendu en Germanie, en Franconie et en Anglosaxe non seulement pour y visiter les quelques dernières églises (inscrites au patrimoine de l’Unesco), mais aussi pour négocier trois jours durant avec le parti conservateur européen au Château de Ceceliehof, à Potsdam, sur le thème de l’extension d’un système qui pourrait protéger le Vieux Continent de l’extermination, c’est-à-dire du bouche-à-oreille. La Divine Fenêtre du
père général Crêpe donna aux réunions du Premier ministre le nom de code « Barberousse ». Ils étaient déjà si avancés, leur objectif était presque atteint, et soudain un tel malheur ! Comme le destin pouvait se révéler perfide ! Sur le chemin du retour, une attaque technologique était survenue, dont personne, mais personne, vraiment, n’aurait pu prédire ce qu’elle allait provoquer.
Le conseil se prolongeait.
Avaient été conviés les prêtres de quatre ministères :
− Le ministère A1 (responsable de la propagande, de l’information et de l’éducation);
− Le ministère A2 (chargé de la défense de l’État);
− Le ministère A3 (qui répondait des relations avec l’étranger);
− Le ministère A4 (responsable du bien-être et de l’économie).
Les quatre ministères dépendaient tous du ministère des Affaires générales (en abrégé A0), autrement dit les Renseignements de la Divine Fenêtre du père Crêpe, eux-mêmes sous l’autorité du Premier ministre élu démocratiquement tous les quatre ans : le père Murette. Le Chef. Le Maréchal. Le Führer. Le Messie. Le Divin.
En société, on le surnommait volontiers le 111. Les citoyens de la Divine prenaient de plus en plus de plaisir à utiliser des abréviations numériques.
Les invités étaient installés dans le Divin presbytère de la rue de la Nouvelle-Pologne XY1. Chaussé de lunettes, la joue contusionnée, le père Premier ministre Murette occupait la place centrale près du grand autel de la paroisse. La température extérieure atteignait les 79 degrés. L’été, le soleil se couchait à 23 h 00, l’une des conséquences de l’équinoxe du millénaire (nom usuel qui avait remplacé l’expression « effet de serre »). Depuis la préhistoire, les humains bénéficiaient dès la naissance de vaccins qui protégeaient leur corps de l’hyperthermie. En ville toutefois, des journées exceptionnellement chaudes pouvaient survenir l’été (qui,
en Divine, durait sept mois), et parfois des défaillances mineures se produisaient, au moment où les machines, les ponts et l’asphalte commençaient à fondre.
Dans le Divin presbytère ronronnaient doucement un purificateur et un refroidisseur d’air. Trois fonctionnaires servants de messe rafraîchissaient le père Premier ministre Murette en agitant de grandes plumes d’autruche-dinosaure − que l’on avait ressuscitée pour ses œufs d’or. Une agréable odeur de divin encens flottait dans l’air. Assis au bout de l’autel et comme à l’écart des événements, mais gardant tout sous contrôle cependant, le général Crêpe observait attentivement les personnes présentes. Il notait avec satisfaction que le Premier ministre Murette, malgré les nombreux traumatismes subis, avait déjà meilleure mine. Il le devait à un bon génome, mais surtout à un groupe médical, composé de médecins et de robots, qui lui avait concocté en un temps record un « élixir d’oubli relatif ». Grâce à cet élixir, le Premier ministre Murette se souvenait de ce qui s’était passé, mais sans que cela ait une influence négative, superflue, sur ses émotions. Il ne ressentait
pas la douleur à l’échelle humaine. Le père Premier ministre Murette, très probablement, n’aurait jamais accepté d’utiliser un médicament conçu par des robots. Dans le cas présent cependant, cette décision ne lui revenait pas. Il était inscrit dans le code de travail du groupe médical : sauver la vie et préserver la santé du
Premier ministre avant toute autre. Pour dire les choses simplement, la Divine Pologne devait fonctionner, il fallait veiller à maintenir sa continuité, or, pour l’instant, personne d’autre ne se présentait à l’horizon susceptible de remplacer le 111. Durant l’opération, le groupe médical avait pris la décision de lui injecter un médicament
tout à fait spécial, qui avait permis au père Premier de revenir parmi les vivants. Que s’était-il passé concrètement dans la maison au toit rouge, personne n’en savait rien à l’exception d’une chose : le père
Murette y avait trouvé la mort, sans le moindre doute possible.
Aujourd’hui, toutefois, il semblait particulièrement vivant.
— Plus vite ! pressait-il les ministres qui faisaient leur rapport. Plus vite !
Le ministre du ministère A2 parlait des mesures qu’il avait dû adopter pendant l’indisponibilité temporaire du père Premier. Le garde du corps personnel du père Murette, ainsi que tous les autres gardes, avaient été décorés du divin ordre de la Croix de Virtuti Militari pour leur combat avec le robot XX02, mais ils furent envoyés aussitôt après en service actif dans la lutte contre les partisans russes. Condamné aux travaux forcés, le chauffeur avait été envoyé en Siber-Forêt.
— Je sais ! La suite ! ordonna le Premier ministre en tapotant fébrilement l’autel de ses doigts osseux.
Le ministre du ministère A3 prit la parole. Il rapporta que les dangereux robots avaient été neutralisés. Vaincus par le bouton de leur constructeur hongrois en personne. Qui, tout bonnement, les avait débranchés. En République hongroise, leur concepteur avait été traduit en justice et condamné à mort. Avec effet immédiat.
Le père Murette agita la tête pour marquer son approbation, mais au bout d’un instant déjà, il ajouta :
— Je veux voir les images de l’exécution.
— Naturellement, se réjouit le père ministre qui adorait les Jeux Mortels des robots gladiateurs, mais appréciait davantage encore les Jeux Mortels des humains. Ces derniers malheureusement se déroulaient principalement en Espanolie, en Europe Unie. Les billets avaient considérablement augmenté ces derniers temps, et il ne pouvait se permettre d’y assister plus de deux fois par an. Par ailleurs, le père général Crêpe notait scrupuleusement le nombre de séjours à l’étranger de chaque citoyen, ainsi que le rythme des déplacements.
— Je veux voir les images de l’exécution maintenant, répéta le Premier ministre, impatienté.
— Je dois d’abord contacter le secrétaire de la République hongroise, se justifia le ministre.
— Réponse peu satisfaisante, conclut le Premier ministre. Vous n’êtes pas préparé, père.
Le père général Crêpe, un homme de nature (et grâce à son élixir) peu empathique, dirons-nous, remua sur son siège, mal assuré. Il éprouva un je-ne-sais-quoi qu’il éprouvait rarement, même avant l’usage de « l’élixir de sagesse ». Il aurait eu du mal à définir cette réminiscence, c’était comme un mauvais pressentiment. Car il avait l’impression que le Premier ministre Murette se comportait de manière légèrement différente. Il ne rappelait en rien l’ancien père Premier d’avant l’accident. Dans des circonstances normales, Murette aurait exigé une Divine Grand-Messe polonaise, en guise de remerciement pour avoir eu la vie sauve. Cependant, pas une
seule fois il n’évoqua une messe, pas une seule fois il n’entra dans les détails de l’exil de son garde du corps préféré et de son chauffeur.
Mais avant que Crêpe ait eu le temps d’approfondir ces réflexions, il se passa quelque chose de totalement inattendu.
Le père Murette appuya sur un bouton rouge imaginaire, et la trappe sous le ministre A3 s’ouvrit. Celui-ci disparut dans les entrailles des catacombes qui se trouvaient sous le Divin presbytère, et dataient encore des temps anciens.
Les ministres étaient plus blancs que leur soutane ministérielle sacerdotale.
— Ensuite ! gronda d’une puissante voix métallique le Premier ministre.
Personne n’avait le courage d’intervenir.
— Ensuite ! hurla le père Premier ministre Murette, fou de rage, de l’écume aux lèvres.
Le silence fut enfin rompu par le général ministre du ministère A2, un ancien soldat connu pour son courage et son assurance.
— Que voudriez-vous entendre, père Premier ministre ? demanda-t-il.
— Quelque chose d’intelligent venant du futur !
Pour cela, même le père ministre n’avait pas de réponse.
Le Premier ministre Murette appuya sur le bouton et le courageux prêtre fut englouti par les ténèbres éternelles des catacombes. Connu pour sa délicatesse et sa grande sensibilité, le père ministre du ministère A4 n’y tint plus et se mit à crier de manière hystérique. Quelques instants plus tard, il disparut lui aussi dans la fosse. Cette
fois, plus personne n’interrompit le silence et le Premier ministre Murette mit fin au Conseil. Seuls le père général Crêpe et le prêtre du ministère A1 eurent la vie sauve. Les prêtres servants de messe furent exécutés. À qui seraient utiles les témoins des frasques du Premier ministre ?
Le père Murette prit congé des survivants non par l’habituel : « Saint soit le Divin! », mais par le mot : « Victoria ! »
Chapitre III, dans lequel le père Murette est touché par la grâce du réveil.
« Sommeil, qui nous apprend à mourir
Et nous dévoile la saveur des années à venir »
Jan Kochanowski ³
Le père Murette ouvrit les yeux. Sans doute criait-il. À en juger par la mine du garde, oui, sans aucun doute il criait. Quelques mèches de ses rares cheveux collaient à son front trempé de sueur. Il jeta un coup d’œil autour de lui. Apparemment, ils se rapprochaient de la frontière. Sur la voie latérale, il aperçut une file, mais les voitures ne s’élevaient pas au-dessus du sol.
— Où suis-je ? demanda-t-il d’une voix tremblante.
Le garde du corps eut un sourire rassurant. La fréquence commença à transmettre : La Pologne, pays… mais s’interrompit aussitôt. L’Ave Maria, interprété par le chœur de garçons de Poznań retentit. Ils approchaient lentement du Mur qui n’existait pas encore. Le père Murette devait signer le lendemain seulement le document officiel qui confirmerait sa construction. Pendant un court instant il regarda l’espace vide, tentant de s’habituer à son absence. Il eut un frisson lorsqu’ils parvinrent au poste de douane. Au lieu du commandant l’y attendait une jolie douanière blonde : auprès d’elle se tenait un robot qui écoutait attentivement sa voix de baryton. La machine primitive effectuait des gestes mécaniques, tendant à la douanière une tasse de café, un tampon. Le Premier ne le quittait pas des yeux.
— Et la casquette ? Elle est où?
— « Bienvenue en Divine » ? C’est pour bientôt ! répondit la douanière avec un sourire désarmant.
Le robot fit un salut. Le Premier ministre se raidit. Ainsi, voilà ce dont étaient déjà capables ces monstres.
De l’autre côté, sur la voie réservée aux touristes, des douaniers ordinaires accompagnés de chiens robots s’occupaient de la file d’attente. Le prêtre réajusta les lunettes qu’il avait reçues en cadeau de la part du général Crêpe. Il n’aperçut nulle part de maison au toit rouge. Il sortit du véhicule et parcourut les quelques mètres
qui le séparaient du fossé creusé par des esclaves d’Afrique et de nombreuses machines. Les préparatifs pour la construction du Mur battaient leur plein.
— Est-il prévu d’étendre les passages frontaliers? demanda-t-il à la douanière qui l’accompagnait.
— Nous prévoyons l’introduction de chambres de contrôle, répondit-elle.
Il hocha la tête. Il remonta dans sa limousine avant que les touristes, repoussés brutalement par les gardes, aient eu le temps d’accourir de la voie latérale ; quelques personnes étaient déjà allongées par terre. Les aboiements métalliques des robots et les cris des douaniers refroidirent définitivement l’ardeur des chasseurs
d’autographes.
Ils pénétrèrent en Divine Pologne. Ici aussi, malheureusement, une longue file de Polodiviniens attendait. Quelques kilomètres plus loin les accueillit une affiche électorale de l’opposition : « Polonais, soyez vigilants. »
yez vigilants. »
Le père Murette sourit à la vue de son rival détesté. Tu as raison, chômeur ! songea-t-il.
Une fréquence isolée bruissa dans sa tête et, au même instant, il eut une illumination. Divine Pologne ! Il décida de signer le document que, malgré ses promesses électorales, il n’avait pas du tout eu l’intention de signer. Le revenu fondamental! Il signerait aussi le projet que lui avaient présenté de jeunes étudiants de Wilno ¼ : des
fabriques pour de tout nouveaux robots officiels qui remplaceraient d’abord les vieux fonctionnaires, puis ceux d’âge moyen et enfin l’ensemble des agents. Il rejetterait certainement la proposition de racheter des robots à la République hongroise, bien que cette solution soit nettement moins onéreuse que de fabriquer une usine. Son
divin rêve lui dictait que faire, comment le faire et, même, comment éviter les erreurs. Il donnerait l’« élixir de sagesse » au général Crêpe. Qui serait encore plus efficace. Le Super général Crêpe !
Pour que son rêve devienne réalité, avant que les fréquences ne cessent de fonctionner, il demanda à tout hasard si des catacombes existaient sous le presbytère. Il obtint une réponse affirmative. Sourit. Bienvenue en Divine Pologne ! J’arrive! Maréchal ! Commandant ! Il fredonna dans sa barbe Dieu qui protège la Pologne ½
, ajoutant vivement « divine ».
Allez savoir pourquoi, le garde du corps se signa.
— Au nom du père et du fils, récita-t-il pieusement.
— Amen, répondit automatiquement le chauffeur.
Ils passèrent devant une nouvelle affiche électorale, avec la photo du Premier. Dessous, il était écrit : « La politique est une affaire trop sérieuse pour la confier aux politiques. Confions-la aux prêtres ! »
— Victoria ! gronda le père Murette.
Un an plus tard, l’Europe Unie reconnaîtrait que le père Premier ministre Murette était un génie, et le Time Européen le proclamerait « Homme de l’année ». En remerciement de cette distinction, le père Premier célébrera une messe pour les âmes païennes.
Épilogue
Entretien du rédacteur en chef du Time Européen avec le père Premier ministre Murette.
(Extraits)
Time E : Vous avez rétabli la peine de mort.
PPM Murette : Vous le feriez bien volontiers également, si vous en aviez le courage.
Time E : « Vous? »
PPM Murette : L’Europe Unie, s’entend.
Time E : Père Premier ministre Murette, au cours de la messe que vous célébrez, vous vous adressez au Divin et non à Dieu.
PPM Murette : « Père » suffit amplement lorsque vous vous adressez à moi.
Time E : Ainsi donc, père Murette…
PPM Murette : Permettez que je vous corrige… Mon nom se décline. Lorsque vous vous adressez à moi, vous devez utiliser le dernier cas, le vocatif…
Time E : Il n’y a pas de déclinaisons en français.
PPM Murette : Ah non?
Time E : Non.
PPM Murette : Pauvre langue française. Si commune.
Time E : Bien, dans ce cas, monsieur le Premier ministre, pourquoi parlez-vous du Divin et non de Dieu?
PPM Murette : Dieu, c’est le Divin.
Time E : Mais le fait est que vous avez changé le mot Dieu en Divin.
PPM Murette : Hélas! le mot Dieu commençait à être connoté négativement.
Time E : Et un tel changement est utile ?
PPM Murette : Oui, car les Polodiviniens aiment les mots.
Time E : En Divine, ce sont plutôt les chiffres qui dominent. Des rumeurs nous parviennent, il paraîtrait que le mot disparaît.
PPM Murette : On résiste.
Time E : Certains pensent que vous utilisez le mot Divin parce que c’est ainsi que vous avez nommé votre pays.
PPM Murette : Les Polodiviniens sont divins. Ils descendent de Dieu.
Time E : On raconte que les robots qui travaillent dans les divines administrations exigent des augmentations.
PPM Murette : Ce sont des ragots. Nos robots travaillent gratuitement.
Time E : Ainsi, vous confirmez qu’ils travaillent sans percevoir de rémunération?
PPM Murette : Oui, parce que ce sont des machines. Permettez que je nomme les choses par leur nom. DES MACHINES.
Time E : Il paraît que des premières grèves ont eu lieu.
PPM Murette : Nos machines sont tombées en panne. Nous avons découvert des failles dans la construction. Votre propagande appelle cela des grèves?
Time E : On parle de revendications robotiques. D’exils en Siber-forêt.
PPM Murette : Je ne suis pas au courant. Mais dans votre journal, j’ai lu qu’en Europe Unie, les chiens ne pouvaient plus être tenus en laisse, et que cette disposition serait inscrite dans la Constitution.
Time E : C’est vrai.
PPM Murette : Un chien, c’est un animal; laissé en liberté, il peut mordre, attaquer.
Time E : Nos chiens ne mordent pas. Ils ont leur dignité.
PPM Murette : Vous plaisantez ?
Time E : Non. Je parle de la dignité canine.
PPM Murette : Et est-il vrai qu’en Franconie on ne mange plus d’escargots, que c’est interdit ?
Time E : En Europe Unie, nous ne consommons pas de créatures vivantes. C’est inscrit dans la Constitution.
PPM Murette : Sans doute est-ce pour cela que vous venez si volontiers chez nous. Chez nous, vous pouvez manger même des cochons et…
Time E : Merci beaucoup pour cet entretien !
PPM Murette : Pourrais-je encore adresser un mot aux citoyens d’Europe Unie ?
Time E : La liberté d’expression est reine chez nous.
PPM Murette : Revenez à Dieu !
Time E : Ainsi donc, Dieu finalement…
PPM Murette : Oui. Pour vous, Dieu… Le Divin est en Pologne.
¹ L’ancienne Chine désormais étendue à des pays anciens tels que Taïwan, le Vietnam, la Mongolie et la moitié de l’ancienne Russie, de Moscou à Vladivostok, notamment.
² La Turquie autrefois, désormais étendue à des pays anciens tels que la Bulgarie et la Grèce.
³ Jan Kochanowski, poète de la Renaissance, considéré comme le père fondateur de la poésie polonaise. Vers tirés de ses épigrammes (Au sommeil).
¼ Vilnius
½ Chant religieux qui fit quasiment office d’hymne national au temps de Solidarność.
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Merci aux Éditions Agullo
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