Amitav Ghosh a ouvert en 2016 avec Le Grand Dérangement (Éditions Wildproject 2021) un vaste travail d’essayiste et de romancier qui dénonce la crise écologique et géopolitique dans laquelle notre planète s’enfonce plus intensément chaque jour ainsi que l’impasse totale et dramatique qui en résulte . Dans ce premier essai particulièrement stimulant, il réfléchissait à nos manières d’appréhender, à partir de nos cadres narratifs, la question du changement climatique et s’étonnait de leur incapacité à accueillir l’impensable ou le disruptif, catégories pourtant absolument nécessaires pour penser la situation inédite à laquelle nous devons faire collectivement face. Après l’intermède romanesque de La Déesse et le Marchand (Actes Sud 2021), il revient avec une Contre-histoire de la modernité, La Malédiction de la muscade, qui sort en cette rentrée de janvier aux très combattives Éditions Wildproject. Le périmètre couvert par cet ouvrage est à assez vertigineux puisqu’Amitav Ghosh y ambitionne, ni plus ni moins, de réécrire l’histoire de la formation de notre modernité économique et géopolitique. La réécrire certes, mais en en modifiant radicalement la focale, c’est à dire en la racontant depuis la place des victimes humaines, animales et naturelles qui en ont massivement fait les frais.
Le point de départ de La Malédiction de la Muscade se situe pourtant paradoxalement en un endroit microscopique du globe, une tête d’épingle, sur l’archipel des Banda à l’extrême sud-est de l’océan Indien, archipel dont la plus grande île ne fait que 4 kilomètres de long sur un peu moins de un de large. C’est pourtant ici qu’une nuit de 1621 débutera sous la conduite des représentants de la Compagnie Néerlandaise des Indes Orientales (VOC) un processus emblématique d’extermination quasi intégrale des populations autochtones. L’objectif des européens ? S’assurer le monopole du commerce de la précieuse noix de muscade et ce en tuant, brulant, expulsant ou réduisant en esclavage les locaux. En quelques semaines, un nouvel ordre est établi et les néerlandais s’affirment possesseurs et gestionnaires de la zone dont ils bouteront d’ailleurs quelques années après les anglais grâce à un traité organisant le stupéfiant échange entre l’île de Run et celle de Manhattan !!!
Mais si Amitav Ghosh revient sur cet épisode sombre de la colonisation néerlandaise c’est afin de mettre en évidence les invariants qui s’y déploient et qui se déploieront partout ailleurs, partout où le vaste projet de main mise des européens sur les ressources des régions d’outremer trouvera à s’exercer. Il invite ainsi à définir sous le concept de Terraformation ce processus d’appropriation. Dans cette volonté des forces colonisatrices de s’arroger unilatéralement un territoire, il arrivera bien sûr que les populations autochtones résistent, mais cette résistance est comptée pour rien, sans objet, dans la légitimité d’action absolue telle que la pense le conquérant. Seule la rivalité avec un autre conquérant européen est de nature à limiter ou freiner la prise de possession. Après cette main mise qui s’accompagne généralement de nombreuses victimes, se réalise le changement de nom de la terre occupée. Loin d’être symbolique ce besoin de renommer les terres conquises sera la marque du projet européen de colonisation, comme s’il s’agissait bien, partout, de refaire de nouvelles Europes, sans les peuples autochtones irrémédiablement considérés comme des sauvages, et en reformatant systématiquement les lieux (avec destruction de tout ce qui ne semble pas avoir d’utilité immédiate, nature, animaux, etc …).
« Il est impossible de donner un sens à ce qui se passe aujourd’hui sans reconnaître cet état de fait. Comment comprendre sinon qu’au cours des dernières années, alors même que les « néo-Europes » terraformées d’Australie et des Amériques étaient dévastées par les catastrophes climatiques, de nombreux dirigeants de ces pays ont redoublé d’efforts pour intensifier les activités de prospection gazière et pétrolifère? Comment se fait-il que la plupart des habitants des pays comme les États-Unis, le Canada, l’Australie et le Brésil approuvent et continuent de soutenir, de telles politiques ? Comment se fait-il que le slogan « Fore, chéri, fore » ait recueilli tant de succès aux États-Unis, alors que ce pays, avec d’autres pays anglophones, est celui qui produit la majorité des études scientifiques sur le changement climatique d’origine anthropique ? Serait-ce parce que les personnes qui apportent leur soutien à ces politiques sont stupides et incapables de comprendre les risques allant croissant? Ou parce qu’elles envisagent ces risques de manière différente, en raison de leur mémoire collective de colons? Peut-être serait-ce parce que la tactique conflictuelle de l’inaction n’est pas vraiment nouvelle là où elles vivent? Ou que l’expérience historique leur a appris que la terraformation était certes un processus intrinsèquement violent et risqué, mais qu’en fin de compte, la chance leur souriait toujours, en ce qu’elles s’imaginent douées d’une supériorité biologique et technologique? »
─ Amitav Ghosh, La Malédiction de la muscade
La Terraformation consistera donc in fine à réduire au silence, à faire tomber dans l’oubli ce que furent chacun de ces espaces et leurs habitants dans la période antérieure (histoire, culture, sociétés, …). Le processus de silenciation que décrit Amitav Ghosh n’a d’ailleurs pas atteint que les être humains; c’est en fait un processus général de dénégation de toute parole autre que celle des humains dominants, de toute communication autre que langagière en sus de la dénégation de la parole des peuples autochtones. En portant partout le même projet colonial, les puissances européennes ont imposé un modèle unique qui est à l’origine de la grave crise écologique que nous traversons. Parce qu’il a nié toutes les autres formes d’économie, d’échange et de valorisation des espaces, le projet colonial a conduit non seulement à une impasse mais a en même temps détruit les alternatives qu’auraient pu déployer les populations natives pour leurs espaces.
Dès lors, il convoque dans la lutte à conduire pour éviter le grand désastre attendu, ce qui pour lui est une absolue évidence, un vitalisme ou un animisme qui sont de nature à soutenir de façon efficace les luttes pour la sauvegarde de la planète et à mobiliser les acteurs de toutes catégories. Même s’il pointe que ce vitalisme peut être utilisé à contre emploi par des pensées réactionnaires, il constate aussi que c’est aujourd’hui autour de ce type de discours que les individus parviennent le plus à se fédérer. Que cette parole soit très engagée sur cette voie, avec le chamanisme par exemple, ou qu’elle soit plus simplement un appel à juste donner une voix à la Terre, comme quelques expériences juridiques l’ont récemment fait avec des fleuves ou des territoires, c’est ce besoin de parole de la nature qu’il est fondamental de combler. Cette parole, ce retour à une voix, est seule à même de revenir sur les longs siècles de chosification et de mise sous joug total de la nature.
Cette aptitude à l’empathie devra se nourrir des histoires que les humains se racontent et qu’ils se racontent surtout les uns aux autres, dans l’échange. En nous proposant cette contre-histoire, Amitav Ghosh vise donc autant à nous redonner une vision reformée de l’histoire de notre modernité qu’à nous convaincre de la nécessité de retisser une nouvelle histoire de l’humanité, une histoire qui ferait entendre les voix de toutes les parties prenantes, humaines, et non humaines.
La Malédiction de la Muscade – une contre histoire de la modernité de Amitav Ghosh
Traduit par Morgane Iserte
Éditions Wildproject, 19 janvier 2024