Les premiers bruits de couloir émis à l’aune de la présente livraison nous laissaient entendre qu’un changement de couleur était en vue. Pris d’une grosse bouffée délirante, j’imaginais alors Chelsea Wolfe arborant un large sourire façon pub « ultra brite » avec même la rose sans épine coincée entre les dents, une musique provenant de la Jamaïque en toile de fond et des convives en chemises à fleurs à faire sortir de son éternel sommeil Carlos (pas le sinistre terroriste mais le fils de la controversée pédopsychiatre). Hypothèse palsambleu ! improbable.
Pourtant, depuis que nous l’avons rencontrée, la saisissante soprano n’aura cessé de brouiller les pistes. Tout d’abord de tâtonnements pas forcément assumés à un premier album officiel sorti en 2010, The Grime and The Glow, véritable carte de visite affichant déjà une appétence pour la noirceur brute, une teinture où l’intéressée étouffée par ses propres démons parvenait à déployer une certaine maitrise de l’humeur maussade grâce à la singularité de son « folk de Salem » (impossible de ne pas repenser à mon émotion lors de la première écoute de Moses, sorte de cousin damné que n’aurait pas renier la célèbre consœur Pj Harvey)
Le parcours discographique bien que suspendu à un même fil conducteur (encore et toujours ce noir) n’aura finalement cessé de muter pour finalement revêtir une armure de plus en plus imposante. Point culminant de ce cheminement avec le vertige servi pour le bien nommé Abyss. Nous sommes en 2015 pour ce successeur du déjà épatant Pain Is Beauty (à mon sens l’album de la transition à la fois artistique et commerciale). Dans ces mêmes colonnes, j’écrivais à son propos que le disque évitait habilement le piège du glauque : « Il y a surtout ce chant magique dont le souffle laisse une impression d’enchantement écorché. Des vagues successives comme des sirènes hurlantes dans les océans endormis ».
Deux ans plus tard, Hiss Spun foncera les traits de la matière pour une partition bien encore plus dense. Chelsea Wolfe au gré de cette accentuation féroce justifiait les diverses invitations aux fiestas de l’Enfer. Tous les malheurs du monde paraissaient converger vers ses drones, ses effusions soudaines… au point de friser parfois la caricature. De manière plus contrasté, Birth of Violence (2019) dévoilait un retour à des aspirations moins radicales. La violence en question était tamisée : « Le nouvel album posé sur l’autel des lamentations se révèle un saisissant amalgame entre la profondeur déjà bien ancrée des débuts et une indéniable capacité à donner du relief au propos, grâce notamment à une maîtrise de plus en plus adroite de l’environnement sonore. L’expérience est accrue mais ne dilue pas l’esprit, bien au contraire, elle vient le magnifier de sa noble parure ! »
Ce tour d’horizon historique dressé, l’actu 2024 marque déjà un premier tournant dans la mesure où la prêtresse darkwave a quitté Sargent House pour le label Loma Vista. She Reaches Out to She Reaches Out to She se dresse ainsi avec le dessein de poursuivre l’aventure tout en marquant un certain point de rupture. En dix pistes, le nouveau recueil symbolise une renaissance en cours, une transfiguration où le désir de catharsis est âpre. A ce titre, Chelsea Wolfe justifie son nouveau projet avec une vibrante sincérité :
« Dans cet album, le moi passé tend la main au moi présent, qui tend la main au moi futur dans un but de changement, d’évolution et de nouvelle direction (…) Ce disque raconte l’histoire d’un affranchissement des situations et des schémas qui entravent votre liberté. Il vous invite à retrouver votre propre authenticité. »
Au delà de ces considérations existentielles, le contenu du septième album studio revêt une allure plus abordable pour les non-initiés. Chelsea Wolfe susurre à la perfection sa fragilité palpable, une mise en abyme qui révèle autant d’une forte sensibilité que de la rudesse des ornements musicaux. L’ouverture du bal avec Whispers In The Echo Chamber renoue avec les habituelles consistances ténébreuses, comme un geyser dont les eaux brulantes jaillissent soudainement des entrailles de la Terre !
L’instant suivant (House of Self-Undoing) est martelé par une grisante cavalcade. Nous sommes littéralement absorbés par les remous de battements convulsifs, obsédants… Vecteurs sensoriels d’une antithétique mouture où le lyrisme dynamique parvient à se fondre au gré de développements souterrains mélangeant autant l’électronique inspiré que les reflux électriques.
Aux manettes, Chelsea Wolfe aura été épaulée pour l’occasion par Dave Sitek connu pour avoir été l’un des alchimistes inspirés du groupe TV On The Radio. Le producteur apporte ici sa science du mouvement perpétuel, de l’anti-stagnation conceptuelle au point d’oser la revitalisation des compositions. Exemple du travail opéré avec Everything Turns Blue en écho à la pochette d’un bleu acier totalement magnétique ! L’ancrage est nourri des sempiternels tics ombragés mais la sophistication des machines confère à l’ensemble un relief insolite.
De même, impossible de ne pas percevoir une sorte de « Lana Del goth » à la lueur des arrangements labyrinthiques de Tunnel Lights. On notera également les pulsations de The Liminal comme les secousses bouillonnantes de Eyes Like Nightshade où les crépitements et breaks rebondissent tels des ricochets au service d’une exploration auditive audacieusement sculpturale.
She Reaches Out to She Reaches Out to She se meut au fil des secondes et minutes avec une autre perception de taille. L’hybride apparence des résonances n’est pas sans lorgner vers celles du crépusculaire Mezzanine de Massive Attack. La touche trip-hop est en effet au menu de la dégustation. Basse enveloppante, noise en apesanteur, chant imprégné de larmes (Salt) quand ce n’est pas un crescendo épique qui transcende le charme (Unseen World).
Le rite du passage n’est pas achevé puisque, dans la foulée, Place In The Sun intrigue de son étoffe digne des plus grands frissons, histoire de faire chavirer non exclusivement les navires perdus dans la tempête. J’avoue pour le coup au cœur que je n’aurais jamais songé Chelsea Wolfe capable de rivaliser à ce point avec les cantatrices pop et folk du millénaire.
Le morceau de clôture Dusk offre une atmosphère vaporeuse avant de mourir sur un déchirement télécommandé. Le balancement y est entêtant, permettant de mettre en exergue le timbre chagriné de notre guide. Elle nous conduit alors vers ce crépuscule, avant une nouvelle aube, achevant sa mue pour le plus grand des contentements…
She Reaches Out to She Reaches Out to She s’inscrit ainsi dans une certaine logique, celle d’une femme qui bien qu’inlassablement autrice et interprète d’une œuvre angoissante, désire y insuffler bien plus de lumière.
Chelsea Wolfe · She Reaches Out to She Reaches to She
Loma Vista – 9 Février 2023
Crédit photos : Ebru Yildis