[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n 2010, The National sort son cinquième album: High Violet. Cet album, très attendu par les fans du groupe, en surprendra voire en décevra plus d’un car il marque une véritable rupture dans la musique du groupe. High Violet lâche la délicatesse qui caractérisait le précédent Boxer pour se lancer dans un rock plus orchestral, épique et fiévreux. Les titres de l’album composent un ensemble d’hymnes angoissés à l’image du monde cataclysmique qu’il dépeint.
Ce changement de cap correspond à une évolution dans la vie du chanteur Matt Berninger, tout juste père : « Alligator a l’attitude qu’il a parce que j’étais comme ça alors. J’étais désespéré et en colère. [..] Sur Boxer, j’étais plus âgé. C’était aussi l’époque de Bush, et je me sentais battu et résigné avec l’envie de me déconnecter et de tout éteindre […] High Violet a une perspective différente. Ce n’était pas planifié mais quand je l’entends maintenant, il a une perspective beaucoup plus large. […] Les chansons ne me concernent plus. Ce n’est plus mon monde; c’est le monde de ma fille et de ma famille. C’est plus général. «
Ainsi le cinquième titre Afraid Of Everyone a été écrit par le chanteur dans un souhait de protéger sa famille : « Cette chanson essaie de comprendre où vous pouvez aller quand une catastrophe comme une guerre civile ou quelque chose comme ça a lieu […] Vous ne pouvez pas simplement ignorer le monde dans lequel vous vivez et prétendre que tout va bien pour faire ce que vous voulez faire. Vous avez cette responsabilité de devoir essayer de changer le monde car c’est le monde dans lequel vos enfants vont vivre. » Cependant l’ennemi est invisible et en nous : » Afraid of Everyone parle de l’anxiété et la paranoïa et de notre impuissance face à elles . C’est ce dont parle cette chanson : se défendre désespérément contre les forces chaotiques du mal. Vous ne savez pas qui elles sont, qui a raison ou tort et quoi croire « .
Le titre a également la particularité d’y voir participer Sufjan Stevens qui s’occupe des harmonies . Le guitariste du groupe Aaron Dessner explique le rôle précieux qu’il a joué: « Sufjan est venu un jour où nous luttions avec Afraid Of Everyone – cette chanson était très difficile à réaliser – et il a juste commencé à jouer de l’harmonium et à chanter avec. Il a composé cette petite mélodie et il l’a superposée quatre fois, ce qui a donné à la chanson une toute autre dimension. »
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]T[/mks_dropcap]rois ans plus tard, la toute jeune artiste britannique Alessi Laurent-Marke, plus connue sous le nom de scène Alessi’s Ark, semble à mille encablures des préoccupations angoissées du groupe de Brooklyn et sort, à tout juste 22 ans, déjà son troisième album The Still Life chez Bella Union. L’album est un ensemble de chansons pop folk d’apparence légères et sucrées, un voyage musical dont le mot d’ordre serait le désir de trouver le calme dans une vie apaisée. On est bien loin de l’ambiance fin du monde de High Violet et pourtant la jeune femme a l’audace de reprendre Afraid Of Everyone. On aurait pu craindre une reprise aussi mièvre et ratée que celle produite l’année précédente par Julia Stone du titre de High Violet, Bloodbuzz Ohio. Mais là où l’australienne échoue en beauté, la britannique réinvente avec brio et à sa façon le titre de The National.
Son album, Still Life, disque pourtant solaire, comporte en effet ses parts d’ombre. Ainsi l‘angoisse s’invite à table avec sa relecture de Afraid of everyone qu’Alessi’s Ark revisite de manière intimiste et épurée. Exit la vigueur et l’universalisme du titre des américains, place à un titre introspectif et plus court sur la peur de vivre. Le ton y est sépulcral, presque détaché, bien loin du feu qui animait le chanteur Matt Berninger dans sa version originelle. La chanson démarre ainsi en mode a capella. Alessi’s Ark y ajoute un chœur fantomatique chanté par ses soins, venant répondre à la voix nue inaugurale. Des percussions presque tribales rythment et animent la chanson qui semble composée outre-tombe. Berninger chantait la fin d’un monde. Chez Alessi’s Ark, on a l’impression d’être déjà dans cet après fin du monde. Le titre est court, 2 minutes 20 seulement et c’est bien cela- et seulement cela- qui nous frustre. On aurait pu suivre indéfiniment les boucles électroniques et la voix fantomatique de l’artiste pour continuer son voyage au bout de l’angoisse encore quelques kilomètres.
Ce sont donc le feu et la glace qui se confrontent dans ces deux versions. L’une se déguste avec excès et fureur, l’autre se savoure bien froide à la petite cuillère.