Lecteurs de David Vann qui comme moi suivez cette incroyable plume depuis l’inoubliable Sukkwan Island, vous découvrirez avec son dernier livre, La Contrée Obscure paru aux éditions Gallmeister, un sujet à la fois totalement inédit et finalement peut-être en complète continuité.. Alors qu’hanté par son histoire personnelle David Vann n’a cessé d’explorer le rapport de l’Amérique aux formes modernes de la violence et aux armes en particulier, il s’intéresse cette fois à son histoire beaucoup plus ancienne, remontant pas moins de cinq siècles en arrière. Un peu comme si, avec cet ouvrage, David Vann reprenait tout depuis le début et s’attaquait à l’archéologie de cette violence qu’il dénonce depuis ses premières pages.
Et en matière de violence il nous conte ici l’histoire d’un client de tout premier choix. En effet, c’est en 1539 que le conquistador Hernando de Soto pose le pied en Florida à la tête d’une expédition à laquelle il assigne un objectif totalement obsessionnel, découvrir l’or caché de cette contrée largement recouverte par une mangrove inhospitalière et pourtant peu propice aux filons aurifères. Si David Vann suit avec précision le trajet réel de la désastreuse expédition de de Soto (qui ne trouvera rien et finira par mourir en 1542 aux environs de l’actuel Arkansas) il outrepasse la surface du personnage historique et utilise son talent de romancier pour faire de ce conquistador une sorte de figure symbolique de l’horreur coloniale. Ultra violent, menteur, misogyne, sadique même, son personnage cristallise tout ce que la colonisation a véhiculé de violence auprès des peuples premiers. En le suivant on se demande vraiment comment les européens ont pu traverser l’atlantique et, sans sourciller, pénétrer sur des terres vierges avec la certitude absolue et la bénédiction divine qu’ils arrivaient dans un endroit qui leur appartenait, contrées, bêtes et hommes réunis. Ce n’est sans doute pas la moindre des qualités du livre que de nous faire toucher du doigt grâce au caractère outrancier de de Soto l’inimaginable paradigme d’une telle conquête. Et le lecteur révolté de se dire: Mais comment donc tout cela-a-t-il été possible…. ?
Mais bien sûr le récit est à la sauce Vann, entre horreur absolue et humour grinçant, et ces pages sombres de la conquête espagnole ouvre l’espace à un formidable texte d’aventure qui réjouira les adeptes du genre. Aux côtés des lieutenants de de Soto, hauts en couleurs, que ceux-ci le soutiennent indéfectiblement ou le détestent en raison d’une cruauté qui s’exerce aussi contre ses propres hommes, nous parcourons les pistes sans issues, les initiatives de conquête désastreuses, les rencontres avec les tribus locales; ces dernières répondent d’ailleurs à l’arrivée des conquérants avec un mélange de tentatives de négociation et d’attaques en règle des troupes espagnoles, habituées aux combats à cheval totalement inaptes à se battre sur un terrain qu’elles ne maitrisent pas.
« Le guide du canoë, qui voulait un peu d’or pour obtenir une épouse, est parvenu jusqu’à présent à échapper à la colère de de Soto, il a fait tout ce qu’on lui demandait, mais c’est lui qui se trouve à proximité quand l’ordre tombe, si bien qu’on lâche Bruto sur lui et il hurle lorsque le chien lui arrache ses parties génitales, qu’il l’éventre, et qu’il lui dévore les entrailles. Encore en vie quand il lui arrache la chair des cuisses en grands lambeaux. Cette tête de démon, et ses grognements rauques, et son corps mutilé. Puis le chien lui saisit le visage, et c’est la dernière chose qu’il voit, l’intérieur d’une gueule. »
─ David Vann, La contrée obscure
Pourtant tout ceci ne constitue que la moitié du livre et du talent de l’auteur américain. Alternant deux séries distinctes de chapitres, la conquête espagnole laisse, une fois sur deux, place à une autre narration, celle de la cosmogonie Cherokee. Originaire en effet de ces anciennes populations, David Vann nous fait découvrir au travers de cette seconde ligne narrative, la richesse des cultures ancestrales que la conquête brutale est venue supplanter. Ce récit premier qui fait une large part aux relations familiales entre deux frères et leurs parents n’est pourtant pas, lui non plus, épargné par la violence. Mais c’est toute la subtilité de Vann que de confronter la violence physique de la conquête espagnole et la violence toute symbolique de cette mythologie. Violence des hommes, mais aussi des animaux qui ensemble tentent de s’approprier l’espace terre qu’ils sont en train d’investir afin d’établir l’harmonie indispensable au développement des formes de vie collectives. Avec ce récit de genèse, David Vann verse un baume salvateur sur la dureté du reste de son texte et convie une poésie mythologique qui nous permet de garder souffle et espoir pour suivre les guerriers sanguinaires jusqu’à leur échec.
« Le garçon sait que son frère dit toujours la vérité. Il ne ment jamais. Et cela le heurte de plein fouet, un impact irréversible, immuable, tout ce que veut le garçon lui est arraché à l’instant même où il le découvre. C’est arrivé avec sa mère, qui lui a été enlevée alors qu’il venait juste de la voir réellement, et avec les cerfs, et le maïs, et la vie facile, à l’instant où il commençait à l’apprécier. Kana’ti avait raison, son unique rôle est de connaître la perte alors qu’on lui arrache les choses qu’il aime. Et son frère sera toujours celui qui les lui arrache. »
─ David Vann, La contrée obscure
Seules deux petites phrases, subtilement glissées au creux des pages, établiront finalement un pont entre les deux développements. Mais la question du pont est pourtant centrale dans ce roman. L’auteur a choisi, fort habilement, de la faire porter par l’interprète de l’expédition, Ortiz, espagnol ayant vécu avec les populations locales après avoir été abandonné en Florida par une précédente mission coloniale. Le rôle et le personnage d’Ortiz, aidé d’ailleurs dans sa mission par un second interprète indien, Perico, dans un ballet de double traduction particulièrement judicieux, sont formidables. Dans sa tentative de jeter des passerelles entre les peuples, dans sa tentative de freiner l’absurdité et la bêtise incommensurable de de Soto qu’il déteste, Ortiz nous montre le chemin qu’il reste à parcourir, celui du rapprochement. Rapprochement de deux histoires qui pour l’instant ne donnent pas le même passé à l’Amérique, rapprochement des hommes qui, à de rares moments dans La contrée obscure parviennent l’espace de quelques minutes à ne plus se juger, à ne plus se combattre, à juste tenter de se voir les uns les autres.
Roman d’aventure, roman historique, roman anti-colonial, roman mythologique ? La contrée obscure est tout cela pour notre plus grand plaisir de lecture.