Après des années 90 dominées dans leur seconde moitié par des expérimentations brillantes et aventureuses (le rock industriel et les influences techno de Outside et Earthling, une bande originale d’un jeu vidéo the Nomad soul avec Hours), David Bowie ne revint pas sous les traits de l’une de ses incarnations et de ces réinventions dont il avait le secret. Il revint en tant que lui-même dans un album d’une sobriété fulgurante, Heathen.
Le visage du chanteur apparaissait en noir et blanc sur la pochette. Les pupilles blanches et aveugles. Le premier titre « Sunday » imposait sa mélancolie aérienne, onirique, étrange. Presque inquiétante. C’est une veine funèbre qui dit le temps qui passe, le début d’une fin où tout a changé. Il y a une hantise sourde qui se glisse dans les chansons de Bowie, une prémonition qui trouvera son accomplissement dans son bouleversant Blackstar. C’est le dernier moment de son oeuvre où il semble faire le bilan, se retourner sur l’enfance (notamment dans « Slip away« ). Bowie avait cette lucidité et cette profondeur. Cette façon de célébrer l’absence, la solitude (que ça soit dans une reprise de Frank Black comme « Cactus », soit dans le plus contemplatif « 5:15 The angels have gone »).
Cet album est sombre, sobre et beau, comme Bowie a pu l’être. Plein de sa lucidité, de sa culture et de son intelligence. A l’intérieur du disque, on voit des livres en photo (Le Gai savoir de Nietzsche entre autres). Ce disque est contemplatif, sincère et grave. Il ne se cache pas sous des déguisements, dit la peur (littéralement dans « Afraid« ). C’est bouleversant comme un cœur mis à nu. Quelqu’un qui assume son parcours et toutes ses facettes (y compris extra-terrestres et surréalistes dans « I took a trip on a gemini spacecraft« ).
Vient la conclusion crépusculaire de l’album avec « Heathen (the Rays)« . Son aspect faussement enjoué et son chant d’une tristesse infinie qui dit un homme qui est quitté et que tout abandonne. Il sent venir le froid de la mort avec l’amour qui part, chante son mal-être, le pleure presque. A la tournée de cette époque, David Bowie s’éclipsait comme dans le Testament d’Orphée de Cocteau, s’appuyant en aveugle sur l’épaule de la belle Gail Ann Dorsey, sa bassiste. A leur suite, les musiciens abandonnaient leurs instruments et désertaient la scène un a un.
On sent dans ces chansons l’époque changer. Le 11 septembre 2001 venait de se produire. Il étendait son ombre sur cet album. Ce n’était pas forcément voulu mais tangible, ce disque est le moment où l’avenir est incertain (« a better future »). Il est une réflexion intimiste, une introspection sans fards. Une inquiétude fondamentale. Il fait résonner surtout la voix de quelqu’un qui savait comme personne saisir l’air du temps. Il a traduit l’anxiété d’alors, derrière chaque regard, les incertitudes dans chaque cœur d’une époque en quête d’un nouveau sens, d’un nouveau souffle, pleine des abandons et des angoisses qui saturent nos silences.
David Bowie approchait de la soixantaine. Il a composé un chef d’oeuvre avec cet album absolument poignant où il n’avançait plus masqué.
Il était magnifique.