Derrière la batterie des Rolling Stones, avec un flegme dont il ne se dépare jamais, officie Charlie Watts depuis un bon demi-siècle.
On le voit ponctuer les gesticulations de Mick Jagger, sourire à Keith Richards, être l’imperturbable métronome de leurs tubes iconiques avec l’air presque blasé de ceux qui ont traversé tous les orages sans trop d’encombres. Il recueille une ovation chaleureuse quand Mick présente le groupe, plaisante sur le fait que ce discret puisse parler. Charlie quitte alors son poste et s’avance avec nonchalance et élégance. Au milieu d’une légende tapageuse et par moments scandaleuse, au milieu de deux icônes du sex, drugs and rock n roll, il a gardé son calme.
C’est mon Rolling stone préféré. Car il ne triche pas. Bill Wyman, l’ancien bassiste du groupe, devenu après sa retraite une sorte de mémorialiste officiel de la glorieuse formation, dit qu’il ne lui a jamais connu qu’une seule femme, celle qu’il a épousée en 1964. Quand on lui parle des tensions et des querelles, des passions et des casseroles de ses acolytes, Charlie hausse les sourcils. Il n’est pas très bavard en interview. Il n’en a que faire des rock stars, puisqu’il n’en est pas une et se comporte depuis toujours comme un père tranquille.
Pour autant et de bien des manières, ce qui a maintenu les Rolling stones ensemble, le point d’ancrage de Mick et Keith et, bien souvent, souvent le seul à être capable de les réconcilier. Lorsque Watts prétend qu’ils sont les seuls irremplaçables, on serait tentés de lui rétorquer, comme Keith Richards dans son extraordinaire autobiographie, que, sans lui, ils ne cohabiteraient plus depuis longtemps. Capable de mettre un poing dans la gueule de Jagger en pleine mégalomanie ou de supporter les turpitudes de Richards, Charlie Watts est un roc qui semble insensible à toutes les tempêtes, immunisé contre l’hystérie déchaînée autour de lui pendant si longtemps.
Ce qui attire chez Charlie Watts c’est cette posture de sage moqueur, de philosophe un peu revenu de tout quand les septuagénaires autour de lui prennent des poses de garnements attardés et s’affublent avec plus ou moins de bonheur, des vestiges de leur rébellion passée. On va voir les Stones comme une merveille du monde ou un cirque bien codifié depuis 40 ans. Pour pousser une énième fois les « woowoo » de Sympathy for the Devil, rejouer l’ancienne furie de Satisfaction. Quelque chose d’invariable comme les pyramides d’Egypte. Un numéro bien rôdé dont on connaît chaque étape. Le batteur est le seul à sembler n’en pas être dupe. A s’y ennuyer un peu même parfois, à soupirer de fatigue après une chanson trop rapide, à être tenté de raccrocher à la fin de chaque tournée. Il est le seul à se comporter normalement, lucide au royaume des artifices et des egos surdimensionnés, des éternités trompeuses et des mirages nostalgiques.
Charlie n’est là que pour jouer de la musique. Il n’est là que pour l’essentiel. Ça a toujours été le cas. Depuis le jour où à 22 ans il a rejoint le groupe, en 1963. A l’école il se distinguait en art. Entre les concerts, il n’était d’ailleurs pas rare qu’il se retire dans sa chambre d’hôtel pour dessiner. Mais sa passion de toujours, c’est le Jazz. Avec un ami d’enfance, il dévorait tous les 78 tours qu’il pouvait trouver. A l’adolescence il s’intéressa à la batterie. Lorsqu’il vint finalement à devoir jouer du Rythm and blues, c’est en adaptant ses propres influences musicales, songeant que « c’était du Charlie Parker joué lentement ». Après ses études, il travailla un temps comme graphiste puis croisa la route de Mick Jagger, Brian Jones et Keith Richards en quête d’un batteur.
Jamais il n’a renié ses anciennes passions. Il a participé au design des pochettes et des grandes scènes des Stones. Ses apparitions hors du groupe sont presque toujours consacrées au jazz. Pas trace de lui dans les journaux à scandales. Il déteste les solos, les tapages. Ce qui distingue son attitude et son jeu, c’est sa constance et sa sobriété. Et d’après son vieil ami Keith, que l’on sent toujours admiratif quand il évoque le stoïque Charlie, c’est lui qui fait l’harmonie, l’unité du son, c’est autour de lui qu’on se réunit, qu’on se retrouve. Atteint d’un cancer -heureusement soigné depuis- en 2005, c’est grâce à lui que le groupe reviendra en studio pour enregistrer en symbiose A Bigger Bang, loin des querelles intestines et dans une union sacrée et fraternelle. Tout le monde aime Charlie. Mieux, il est le membre le plus respecté de la tribu.
Car c’est cela en fait, ce côté force tranquille et chef indien. Il suffit de le regarder car il est l’illustration fataliste de It’s only rock n’roll but I like it. Sa sobriété a quelque chose d’émouvant, d’originel. Charlie Watts est un artisan. Un homme qui aime son travail et le fait bien. Sans grandes démonstrations, sans qu’on sache trop de choses sur lui. Avec ce jeu délicat sur ses fûts qui fait tout le son des Stones. Sa contribution à la légende est loin d’être négligeable ou indécelable comme son humilité a tendance à le laisser croire.
Je ne me lasse pas de regarder Charlie Watts au milieu du grand cirque et des feux d’artifices, son petit sourire, à qui je prête une certaine ironie, sa modestie, sa timidité, son calme qui en impose, sa manière d’être toujours cool et de se foutre de ce qu’on peut penser de lui. Sa manière de jouer le jeu en ayant l’élégance de ne jamais trop en faire.
Joyeux anniversaire, monsieur.