Parmi les parutions de ce début d’année, il y a un texte et un auteur qui devraient attirer votre attention : Le livre de l’Una de Faruk Šehić, traduit du bosnien par Olivier Lannuzel pour les éditions Agullo.
La première fois que j’en ai entendu parler, j’ai pensé que Una était une femme. Le scénario qui en découlait dans mon imagination n’avait par conséquent rien à voir avec la réalité du texte.
Et pour cause, Una est une rivière.
La rivière de l’enfance de Faruk Šehić, la rivière qui fait par endroits office de frontière entre la Bosnie-Herzégovine et la Croatie.
Mais je ne me trompais pas sur le fait qu’Una soit un personnage du récit. Le fil conducteur aussi.
Le livre de l’Una est un texte sur la vie mais surtout sur la mort : celle des hommes, des pays, de la confiance, de l’innocence. Una, seule, continue et continuera son cours, emportant dans son sillage l’écosystème aquatique qu’elle héberge.
Lorsque la guerre éclate, en 1992, Faruk Šehić est à Zagreb où il suit des études de médecine vétérinaire. Il rejoint dans la foulée l’armée de Bosnie-Herzégovine en tant que volontaire et il devient lieutenant d’une unité de 130 hommes.
Pour pouvoir raconter le passé depuis “l’intérieur” Faruk Šehić fait appel à la fiction, incarnée par un hypnotiseur rencontré le jour de l’anniversaire de la brigade du narrateur :
“Nous nous sommes retrouvés pour célébrer une quantité de choses que nous ne voulions pas appeler par leur nom. »
– Faruk Šehić
L’hypnotiseur a besoin d’un cobaye pour s’exercer et c’est ainsi que tout ce que l’inconscient aimerait garder loin du souvenir immédiat, revient. Revient et reste, nommé et concrétisé par les mots, par l’écriture.
“C’est pourquoi j’ai commencé à croire dans les mots. Ce sont des objets qui ne peuvent être détruits. Tu les effaces, ils sont de nouveau là. Ils flottent devant tes yeux et refusent de quitter la première ligne. Mets-y le feu, ils brûleront dans ta mémoire avec encore plus d’ardeur, et aucun nettoyeur de mémoire tel que l’alcool ou les narcotiques ne pourra t’en libérer. Les mots sont au-dessus de l’anéantissement. »
– Faruk Šehić
Lorsqu’on a assisté à l’écroulement de son monde, qu’on a été emporté par le déchaînement de violence que d’autres ont décidé, défendu son sol et les siens face à la barbarie, le traumatisme est définitif – le nommer allège son poids.
La première partie du Livre de l’Una, consacrée à l’enfance sur les bords de la rivière, à la pêche, aux poissons, à la nature, donne des pages merveilleuses de beauté et de poésie.
Nous sommes encore en Yougoslavie, en présence de gamins vivant au rythme des saisons et de la nature environnante.
“L’Una avec ses rives était mon refuge – forteresse verte impénétrable. C’est là sous les branches feuillues que je me cachais des hommes. Seul dans le silence cerné par la verdure. Je n’entendais que le travail de mon cœur, le battement d’ailes des mouches et le clapotis quand le poisson se jette hors de l’eau et y retourne. Ce n’est pas que je détestais les hommes mais je me sentais mieux parmi les plantes et les animaux sauvages. Quand j’entre dans un fourré de la rivière, plus rien de mal ne peut m’arriver. »
– Faruk Šehić
Vînt ensuite le temps où “le mur de Berlin s’est effondré sur nous.” Le temps des armes, des horreurs, de l’indicible qui dure et s’étale longtemps après que les armes se sont tues – la découverte de l’étendue de la noirceur humaine et des “plus jamais” murmurés, scandés comme des prières, jusqu’à la prochaine fois.
Impossible d’ignorer l’effet miroir de l’actualité ukrainienne aujourd’hui. Je pense à Faruk Šehić et à tout ce que l’invasion russe de l’Ukraine a dû déclencher comme sentiments.
Car “sa guerre”, celle qu’il décrit, celle qu’il a vécue, la mort, les ruines, les crimes de guerre, le cauchemar qui a duré de 1992 à 1995, elle est comme ressuscitée 30 ans plus tard.
Et il le sait, nous devrions le savoir, l’indicible s’étalera longtemps après que les armes se seront tues. Avec la découverte de l’étendue de la noirceur humaine et des “plus jamais” qui seront murmurés, scandés comme des prières, jusqu’à la prochaine fois.
Le texte de Faruk Šehić avec tout ce qu’il charrie de beauté, de poésie et à la fois de douleur, de dureté, est de ces textes rares qui vous éloignent en même temps qu’ils vous rapprochent de l’humanité. Le lire, comme une magnifique œuvre littéraire et à la fois comme un témoignage de notre monde, c’est lui rendre justice – pour son talent indiscutable et pour son regard dépourvu de toute concession.
“Les analystes post-scriptum ont du mal à comprendre le combat pour la survie, car ils aiment se paumer dans des métaphores illisibles, éclairer mon destin par des processus mondiaux, des événements d’importance capitale, événements fallacieux qui jamais ne pourront expliquer le déchaînement. Le flot de sang et d’impitoyabilité, le crissement des chenilles des tanks T-55 qui vous caille le sang à deux kilomètres à la ronde. Je n’ai pas l’intention de vous aligner les images fascinantes des horreurs dont j’ai été témoin, cela nécessiterait un livre deux fois plus gros que celui-ci , et l’effet sera le même: celui qui ne comprend pas, qu’il reste dans la nuit béate de l’ignorance. »
– Faruk Šehić
Important à noter, le récit est complété par un Glossaire et par une Chronologie (Histoire moderne de la Yougoslavie).