[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]2[/mks_dropcap]017, l’année Nimrod ?
On pourrait le croire, avec la publication concomitante de trois livres du poète tchadien francophone Nimrod Bena Djangrang (né en 1959).
D’abord avec la parution chez Bruno Doucey d’un des livres de l’année passée les plus étonnants et peut-être les plus réussis : L’Enfant N’est Pas Mort, récit poétique entrecroisant les fils de la destinée fulgurante et tragique de la poétesse afrikaner Ingrid Jonker avec celle de Mandela. Au sortir de sa prison, Madiba lut devant le parlement les mots bouleversants écrits par cette blanche, rebelle en rupture de ban avec le racisme de son milieu d’origine, à l’occasion d’une bavure infanticide de la police d’Apartheid. On vous en reparlera très bientôt sur Addict.
Manière de consécration poétique aussi, avec la publication d’une sélection de ses œuvres en Poésie/Gallimard : J’aurais un Royaume en Bois Flottés. Anthologie Personnelle, 1989-2016. Celle-ci est précédée d’une intéressante préface de son éditeur, le même Bruno Doucey, retraçant dans le détail le parcours du poète qui vit en France depuis 1991. Un parcours personnel et poétique singulier. Ceux des exilés le sont tous, mais celui-ci semble peut-être plus que beaucoup d’autres avoir trouvé la vie douce et le mot juste dans un exil aux antipodes géographiques et climatiques des lieux de son enfance sur les bords sablonneux d’un fleuve désertique, dans ce qui s’appelle désormais les Hauts-de-France : il enseigne aujourd’hui la philosophie à l’Université d’Amiens, au prix d’une rupture professionnelle et familiale décisive.
Lieux de l’enfance, donc. C’est entre autres choses de ces souvenirs habités que traite Gens de Brume, le dernier texte du poète publié cette année par Actes Sud, qui a saisi l’occasion pour relancer sa jolie collection Essences, en sommeil depuis trois ans. Texte le plus court des trois, qui, sans être le plus intéressant, offre néanmoins une agréable exposition de son écriture. Succession de courts récits poétiques mettant en scène des épisodes de sa vie à des âges divers, qu’il accompagne de la description des impressions sensorielles que suscite leur remémoration.
Premier album d’odeurs avec celles de l’enfance dans la cité de Kim, au bord du fleuve Chari, qui alimente en poisson toute la région. Odeurs de la cuisine maternelle, trop forte pour l’enfant sensible.
Elle me sait agité par les vapeurs de la bouillie. Des senteurs d’amande, de lait, de miel et de soleil caressent la peau de mon visage comme si quelque puissance migrait de mon ventre vers mon sternum en passant par ma gorge pour s’échapper en sueurs toutes fines par le milieu de mon crâne.
Gens de Brume car les résidents du lieu, dans l’immensité désertique, se lèvent de tôt matin pour bénéficier d’un peu de fraîcheur lors de pêches épiques. Tout ici prend une allure biblique, à l’image du prénom même du poète que lui a donné un père pasteur évangélique.
(…) les premières pluies. Elles étaient si soutenues qu’au bout de trois semaines le fleuve commençait sa crue, dévastant l’immense banc de sable qui faisait face à nos maisons telle une marée lancée au galop. À l’image du Nil au temps des israélites en Égypte, le Chari devenait miraculeusement poissonneux ! L’émerveillement gagnait les Kimois, ainsi que les flâneurs, qui accouraient de tout Fort-Lamy.
Fort-Lamy, c’est l’actuelle N’Djaména, capitale du pays à quelques dizaines de kilomètres plus en aval des fleuves qui drainent le désert. Le pays est indépendant depuis à peine dix ans, et tout y porte encore la marque d’un passé proche : l’avenue Mobutu, en hommage à ceux que l’on considère encore comme des héros de l’indépendance, ou la déférence à l’égard des maîtres d’école, dont on endure patiemment les punitions, héritage du système scolaire colonial. Et toujours, les souvenirs des odeurs de l’enfance, celle des harengs, des manguiers, des parfums. Celle surtout, des parfums des premières amours de l’adolescence germant sous la peau des gosses. Celle d’ «Odile [qui] a fait exhaler dans mon cœur un rêve que personne n’a pu ni n’a su me ravir sur l’instant ni au siècle des siècles.».
Les images bibliques toujours, ou épiques à l’évocation d’un camarade d’école. Brom, un géant mal dégrossi et gauche qui pourtant se révélera sous la férule un jouissif goûteur des mots de la littérature française, et bon acteur dans les saynètes de Cyrano, ou la récitation des vers de Baudelaire. L’amitié avec «ce pongo aux membres noueux que couronnait une tête de carnaval bordée d’oreilles de singe et un nez de toucan d’un noir charbonneux», c’est un peu celle de Gilgamesh et d’Enkkidu.
Mais l’enfance se passe et il faudra bientôt partir, laisser là, au village, les émotions visuelles et olfactives du jeune âge.
La classe fut purifiée. (…) L’instant de grâce n’avait que trop duré.
Le deuxième tableau, plus court, mêle les émois odorifères de la sexualité naissante aux images religieuses du baptême des adolescents.
L’onction d’huile et de parfum des juifs, les chrétiens du premier siècle l’ont remplacée par par le baptême d’eau et du Saint-Esprit.
À l’adolescence, quelque chose donc s’est perdu, mais, plus intéressante, la même Odile que plus haut réapparaît comme une figure mariale de la Renaissance italienne.
Elle n’est pas une sainte, même si elle en a la grâce. Je l’aime dans cette lumière où je dois embrasser le Saint-Esprit – mais c’est elle qui emporte mon adhésion. Je n’ai nulle envie de plonger dans l’eau, ni non plus de faire de la peine à ma mère et mon père en refusant le baptême. Dieu est amour et j’aime Odile!
Le parfum – métaphorique, celui-ci – de la subversion sensuelle flotte sur les scènes religieuses du lycée.
Je joins les mains, réponds aux questions du pasteur. Mes réponses sont correctes, mais je lutte pour cacher mon incrédulité (…) je blasphème en acceptant la bénédiction de cet homme ; car Odile m’a déjà baptisé. Nous ne partageons pas les mêmes valeurs. Je crois à la Vierge Marie mère de Dieu, et Odile est ma fiancée mystique.
Scènes d’enfance et d’adolescence somme toute classiques, images courantes d’une poétique des éléments douce et sans disharmonie.
La troisième et dernière partie de cette autobiographie des sensations se révèle plus intéressante, et pour elle seule, la lecture du recueil vaut le détour. Flash forward dans les années de maturité récente du poète, promenade dans les paysages du sud de la France, qui révèle des images plus complexes et captivantes. Après un divorce (d’une Déborah, encore un prénom biblique), Nimrod part se ressourcer dans les promenades vertes et ensoleillées du Vercors, du Gard, en Provence. À la puissance déstabilisante des sensations olfactives de la jeunesse s’est adjoint le bouleversement visuel des paysages du soir méridional, et les sensations plus directement corporelles.
Le ciel, la lumière, les étoiles, la lune, les chênes, les pins parasols m’entourent de leur splendeur. Vient l’heure où les arbres dégagent leurs délicieuses résines. Je les inhale comme si je les entendais. La musique des sphères y passe. Elle conte une aventure maritime. Aussi ne trouvons-nous jamais de mots pour qualifier le sortilège des parfums : ils disent l’éclosion et la lumière en même temps. L’essence accouche de la surprise.
L’observation des éléments et leur poétisation est devenue plus précise, détaillée. Et, avec l’âge et l’expérience, le goût des femmes s’est fait plus cérébral, à l’image des réapparitions rêvées de «l’ex» ou l’effusion fugace et amicale avec une amie mariée.
Elle m’a témoigné une attention qui m’a fait pleurer. Elle m’a pris dans ses bras, m’a couché sur ses seins, m’a laissé me libérer de mon chagrin sans prononcer une seule parole. Elle a souri après ça (…).
On vous laisse le plaisir de découvrir les quelques dernières pages – en vers libres – d’admirations végétales et célestes du texte, pour aboutir à une entrevue lointaine avec la perspective du mourir qui renvoie le poète à la spiritualité perdue de l’enfance.
Alors, païen, Nimrod ? Animiste ? Peut-être plus simplement d’un panthéisme tranquille et joyeux, qui trouve la grâce partout où il contemple le spectacle de la Création.