De passage à Paris pour quelques jours en octobre, j’ai eu l’occasion d’assister à une rencontre littéraire particulièrement intéressante, présentée à l’initiative de l’Institut Polonais de Paris, dans ce merveilleux endroit qu’est Le Salon by Thé des Écrivains – Paris, en plein cœur du Marais. Ce soir-là, Sébastien Wespiser, libraire passionné et maître des lieux, recevait Grazyna Jagielska, auteur du livre Amour de Pierre, publié aux Éditions des Équateurs en août 2014. Le débat était animé par Estelle Lenartowicz du magazine LIRE. Je n’avais pas lu le livre avant la rencontre, mais j’ai néanmoins décidé d’écrire un mot sur cet ouvrage, tant ce qui a été dit lors de cette soirée m’a donné envie de le lire.
Résumé : Grazyna est mariée à Wojek, grand reporter de guerre. Ils vivent une histoire d’amour fusionnelle. Mais elle ne supporte plus les séparations, le danger encouru par son mari, et développe, à l’image d’un soldat au front, un stress post-traumatique. Admise dans une maison de repos, elle va se confier à Lucjan, un autre patient, qui revendique l’assassinat de son gendre. Leurs échanges permettent de découvrir leur vie respective et la teneur de cet amour de pierre qui enfonce Grazyna et Wojtek.
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L’éditrice, Caroline Bokanowski, nous a décrit le récit comme une histoire d’amour fusionnelle, de la rencontre au premier voyage, puis au choix d’avoir un bébé… Mais c’est aussi l’histoire d’un couple au quotidien, qui tourne autour du métier que Wotjek a choisi. Le livre ressemble un peu à une enquête : comment Grazyna a-t-elle développé ce syndrome de stress post-traumatique, bien qu’elle ne soit jamais allée à la guerre ? Quelles en sont les conséquences sur son couple, nourri des souvenirs que Wotjek rapporte de ces reportages ? Il y a plusieurs thématiques abordées dans le récit, dont la question de l’attente, des souvenirs et de l’imagination qui peut conduire au bord de la folie.
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Après la lecture d’un passage par Caroline Bokanowski, l’auteur, Grazyna Jagielska, a pris la parole et nous a parlé de sa maladie, ce fameux stress post-traumatique. Elle explique que pendant très longtemps elle a vécu dans l’ignorance de celui-ci, qui est décrit par les médecins comme un état de peur permanente. C’est une maladie spécifique où le malade a l’impression qu’il fonctionne normalement dans sa vie quotidienne et que tout va bien. Pourtant, un tel stress peut détruire la personne qui en souffre. Et cela aboutit souvent à l’éloignement des proches. Elle nous dit avoir réalisé ce qui lui arrivait et avoir compris sa souffrance lorsqu’elle a dû amener un de ses fils à l’hôpital parce qu’il s’était cassé le bras, et qu’elle a dit à une infirmière que son mari était décédé, bien qu’il soit vivant.
Grazyna nous a ensuite décrit son rapport au travail de son mari, les effets sur le couple, la famille, et l’addiction de Wotjek à son métier. Au début, les premiers voyages ne leur paraissaient pas dangereux. Ce n’est qu’au cours du troisième voyage que le danger est apparu, lorsque son mari a failli être tué lors de tirs d’assaut. Mais malgré ça, la famille a pensé que ça ne se reproduirait plus. Elle nous raconte que ce type de journalisme (être reporter de guerre) a un bénéfice immédiat dans le milieu professionnel et qu’un journaliste peut se faire un nom en une journée en fonction de son reportage. Donc il est impossible de ne pas faire les voyages. A un moment donné, le couple n’avait plus de contrôle sur la planification des voyages. « C’était déjà trop tard. La situation nous contrôlait, ce n’était plus nous qui contrôlions la situation », nous dit-elle. Ce rapport au travail finit souvent par avoir les mêmes effets qu’une addiction : l’homme qui en souffre ne veut pas d’aide et refuse de sortir de cette addiction. Pour comprendre ce qui rendait son mari accro à ce métier, elle aussi a voulu partir en zone de guerre avec lui. Passée la terreur d’aller dans une zone que la population fuyait, elle a également été contaminée, avec ce sentiment, cette impression illusoire de faire quelque chose d’important. Que si eux ne transmettaient pas la vérité sur la situation, la guerre n’existait pas. « C’est comme un choc d’adrénaline. La vie paraît plus belle après. »
Grazyna Jagielska invitée de la Grande Table de Caroline Broué sur France Culture. 15 octobre 2014
Elle nous a également parlé de son vécu, plus précisément de son ressenti lors de son hospitalisation en clinique psychiatrique où elle côtoyait d’autres traumatisés de guerre. Cette sensation de dépouillement, de privation de ses droits qu’elle pensait alors basiques (comme avoir la notion du temps qui passe, pouvoir se regarder dans un miroir…). Le simple fait de se laver les cheveux était un besoin à exprimer auprès d’une infirmière. Elle a réussi à prendre de la distance avec tout ça et à vivre les choses de manière presque amusée. Faire appel à l’humour était un moyen de survivre. Les premiers jours avec un traitement chimique (pharmaceutique) sont efficaces et permettent de se « resociabiliser ». Puis quelques semaines après, il y a eu la thérapie, la « véritable thérapie ». Elle explique que dans son cas, il s’agissait surtout de se connaître soi-même ainsi que ses comportements, afin de ne plus être dépendante et de fonctionner distinctement de son partenaire.
Si elle a choisit Lucjan comme « compagnon de thérapie » et confident, c’est probablement parce que leur cas était similaire : tous les deux souffraient de l’obsession de la mort d’un proche.
Grazyna a fini par nous livrer que son mari n’avait pas conscience de ce qui se passait au sein du couple. Écrire cet ouvrage a été une forme de thérapie pour elle, elle n’a écrit que pour elle-même, sans imaginer que le texte serait publié. Mais l’écriture a aussi permis à Wojtek de prendre conscience de la souffrance de sa femme. Le dialogue a alors été possible, après 25 ans de mariage.
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La soirée s’est terminée par un débat très agréable avec l’auteur, qui a répondu à toutes les réponses, avec l’aide de son traducteur. Merci à Sébastien Wespiser, à toute l’équipe du Thé des Écrivains et à l’Institut Polonais de Paris pour avoir proposé une telle rencontre. Merci aux Éditions des Équateurs de permettre une telle accessibilité à des ouvrages hors du commun, qui nous rendent plus humains, plus vivants. Et enfin, merci à Grazyna Jagielska de nous avoir livré son bouleversant vécu.
« J’attendais que quelqu’un m’appelle et me dise : c’est fini. Je ne voulais pas nécessairement d’une fin heureuse, mais d’une fin tout court. Parfois, tout ce qu’on désire, c’est qu’une chose s’achève. Peu importe comment. » (page 64)
Amour de pierre de Grazyna Jagielska fait partie des finalistes pour le Prix Femina 2014 dans la catégorie des romans étrangers.
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Le Salon by Thé des Écrivains, 16 rue des Minimes – 75003 Paris