[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]A[/mks_dropcap]u Portugal, une femme reçoit la visite de deux hommes qui sont mandatés par le gouvernement pour installer la peur chez elle, comme chez tous les citoyens du pays. La femme n’ose pas résister, laisse rentrer Carlos, le beau parleur et Sousa l’ouvrier besogneux.
Mais installer la peur n’est pas si pas simple. D’abord il y a la machinerie avec ses jeux de lumières. Cela prend déjà un bon moment. Suit la démonstration, obligatoire pour chacun.
Carlos et Sousa parlent, échangent, comme dans une sorte de ballet bien organisé mais cette conversation, qui dure tout le roman, brasse des thèmes de plus en plus nauséabonds, tous en rapport avec la peur. Car, comprend-on, avec la peur, les gens se terrent, ne vivent qu’à demi, ne réfléchissent plus et votent ce qu’on leur dicte de voter.
– « Plus de peur = moins d’agitations.
– Plus de peur = plus de divertissements.
– Peur = paix sociale
-Même lorsqu’ils ont déjà presque tout perdu, les gens ont toujours peur de perdre encore davantage.
-Peur que leur sacrifice ait été vain. Le secret est dans le presque.
-Les gens pensent: si on dépasse les limites ce sera encore pire.
-Le sacrifice est une chose, l’auto-immolation en est une autre.
-L’astuce est de ne jamais dire où est la limite.
-De laisser les gens deviner.De les laisser dans l’obscurité.
-Dans l’obscurité d’une chambre obscure.
-Là, les gens ouvrent les yeux.
-Ouvrent les yeux et voient.
-Voient qu’ils ne voient rien.
-Et cèdent.
-Craquent.
-Ils ouvrent les yeux sur la réalité tout neuve.
-Ils comprennent que c’est ce qu’il y a de mieux pour eux.
-Ne pas faire de vagues.
-Il suffit de leur dire: « Ne faites rien pour l’instant, c’est encore ce qu’il y a de mieux. Ensuite, discrètement, nous nous occuperons de votre cas. »
-Discrètement.
-Voilà le secret.
-L’astuce.
-Ne pas faire de vagues.
-De toute façon, il n’y a pas de bouées pour tout le monde. Revenez nous voir plus tard. «
La bourse, les étrangers, la peur des étrangers, les vols, les viols, les enfants tueurs, les terroristes, Dieu et la malveillance, voilà quelques uns des thèmes abordés par les installateurs.
La trouvaille de Rui Zink est de faire se succéder ces thèmes, sans cesse, dans une conversation complètement décousue, où personne ne s’y retrouve ou les deux hommes, eux-mêmes, semblent parfois se perdre, se reprenant l’un l’autre, se corrigeant, comme s’ils récitaient un texte appris à la va vite.
Cela crée une ambiance gênante, malsaine à laquelle la jeune femme ne prend que rarement part.
La peur est déjà là pour elle.
Pas forcément à cause de ces deux hommes ou de leur machine infernale. Mais parce qu’elle a caché son enfant dans la salle de bain. Le lecteur ne sait pas pourquoi mais cela n’augure pas du meilleur à propos de Carlos ou de Sousa, ni même à propos du gouvernement portugais. L’obsession de la femme est donc d’empêcher les hommes d’entrer dans la salle de bain. Elle craint que son enfant ne se réveille, signalant ainsi sa présence. Que se passerait-il si cela arrivait ?
Le lecteur de son côté est tiraillé entre cette femme qui ne veut que protéger son enfant et le verbiage des installateurs. Leur conversation ne s’arrête jamais, rebondit sans cesse, ne laissant aucun répit pour réfléchir, analyser. Brillante métaphore de notre société toujours en mouvement et où la vitesse est essentielle.
Un roman extrêmement surprenant de cette rentrée littéraire. Une très belle surprise.
L’installation de la peur de Rui Zink, traduit du Portugais par Maïra Muchnik, éditions Agullo, septembre 2016
Lisez les premiers chapitres sur le site de l’éditeur