[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l y a des disques dans lesquels on entre comme dans une maison que l’on ne connaît pas, mais avec la certitude qu’on va s’y sentir bien, à cause de son odeur, de la couleur du papier peint ou de la courbe d’un escalier qui rappelle une maison de vacances.
À la première écoute de Strange Communication, le premier album de Is Bliss, on pourrait craindre une trop grande familiarité, un trop grand confort. Dès l’intro de Belong, le titre long de plus de 7 minutes qui ouvre le disque, on pense aux premiers Verve, aux constructions un peu complexes de A Northern Soul, ou peut-être plus encore à A Storm in Heaven, le disque que Jimmy Stuart, chanteur et guitariste, emporterait avec lui s’il devait en choisir un seul.
La voix s’efface peu à peu derrière la guitare qui sature, la tension monte crescendo, puis après plusieurs minutes de guitares tempétueuses, la basse reprend ses droits pour calmer le tempo, alors que refrain et couplet ont pris leur retraite, enfin, vient une plage sans voix qui s’étire en longueur.
Sur l’intro de Can’t Sleep Forever, chargée de réverbération, la filiation avec les Verve est encore plus évidente. Mais Is Bliss ne se contente pas de rendre hommage à ses aînés, même si leurs noms sont listés avec précision : The Jesus and Mary Chain – dont il a assuré la première partie pendant leur tournée en 2017, tout comme celle de Mark Gardener (Ride) & Robin Guthrie (Cocteau Twins) – The Thirteenth Floor Elevators, Jefferson Airplane, Spacemen 3, The Verve, Radiohead, Slowdive, Brian Jonestown Massacre… .
Le disque n’aligne pas non plus des titres sans surprise, il s’autorise des ouvertures, des respirations, des ruptures de rythme et des variations. Ainsi, All I See Is You est une complainte amoureuse qui ouvre en grand la fenêtre pour faire entrer la lumière, et balaye un air printanier avec sa flûte aérienne. Dans la vidéo, on voit le batteur (Sam Speakman) debout, frapper sa caisse claire avec une seule baguette… encore plus fort que Bobby Gillespie !
La simplicité est de mise, le format est presque pop mais la voix de Jimmy Stuart n’est jamais vraiment tranquille. Difficile en écoutant cette chanson d’imaginer leurs prestations scéniques qui ont la réputation d’être « incendiaires ». La tempête n’est d’ailleurs pas bien loin. Le 4e titre, Fall, est franchement shoegaze voire noisy rock. La guitare qui tourbillonne et l’écho dans la voix annoncent faussement le calme, mais très vite la voix devient rageuse et la guitare s’énerve. Un orage au paradis.
Wonder apporte une autre rupture avec avec le ton général, dans une veine nettement psyché avec son sitar. La pop psyché compte parmi les influences du groupe. Dans une interview que l’on peut lire sur le site de Fred Perry dans la rubrique « Subculture » (*), le chanteur explique que la culture underground anglaise qui lui parle le plus est située dans les années 60 et les années 90, qui d’après lui, sont similaires. Il déclare aimer autant « les couleurs et le côté rangé des années 60 que le côté baggy et grunge des années 90 ». Si ces deux périodes sont, tel un grand écart temporel, les repères du groupe, nul doute que son univers musical est plus proche de Kevin Shields que de Phil Spector.
Pas de baisse de régime à mesure que le disque avance, pas de déception non plus, au contraire, les 3 derniers titres signent un coup de grâce. Le superbe I Tried marque un deuxième tournant calme du disque. La guitare acoustique puis les cordes qui arrivent par surprise nous emportent très haut, très loin. L’intensité et la force reviennent ensuite avec What to Believe dont le côté répétitif et stoogien évoquent Reverence de Jesus and Mary Chain ou encore Brian Johnstown Massacre. Le rock sulfureux de Brian Johnstown Massacre imprégnait également leur 2e EP, The Honeycomb Explosion, sorti en 2017.
Lost Thoughts est une boucle quasi-instrumentale aussi longue que le premier titre.
Avec sa batterie martiale et sa voix synthétique qui répète une phrase à peine audible à l’infini, elle clôt l’album en beauté et de façon presque apaisée. Après deux EPs et ce premier album, le groupe semble posséder une forme d’assurance qui l’empêche de plier sous des figures paternelles trop envahissantes. Il en résulte un ensemble solide, cohérent et équilibré.
Décidément, la maison Is Bliss (« bliss » peut se traduire par « félicité » ou « béatitude ») respire et inspire. On a envie de s’y installer pour longtemps et d’en découvrir tous les recoins, les plus sombres comme les plus lumineux.
Strange communication par Is Bliss
Paru chez Club AC30 en juin 2019
(*) source :
L’interview sur le site de Fred Perry