C’est avec émotion que j’ai ouvert le dernier ouvrage de Javier Marías, Tomás Nevinson paru aux éditions Gallimard fin 2022. Car cette fois-ci dernier ne doit pas s’entendre au sens de date, mais de fin, le maître madrilène ayant été emporté par le Covid en septembre dernier. Bien sûr il y aura sans doute quelques inédits, quelques pages arrachées ici ou là à la clôture du temps, mais l’essentiel d’une œuvre si singulière a été dit. Tomás Nevinson est la suite de Berta Isla paru en français en 2019 et l’étape ultime d’un cycle ouvert avec les trois tomes de Ton visage demain, romans où Javier Marías utilise la figure de l’agent secret pour élaborer une profonde réflexion sur nos identités, ce que nous sommes, ce que nous demeurons au fil du temps, ce qu’il reste de nous de ce que nous avons été jadis dans ce que nous sommes encore. C’est donc toujours et encore au milieu de ce jeu si étrange des métamorphoses et des masques que le romancier nous entraîne et qu’il questionne ici la figure du mal et de son hypothétique ou pas si évident contraire, le bien.
Comme la couverture le suggère, Tomás Nevinson serait plutôt un beau gosse dont la ressemblance avec Gérard Philippe facilite grandement certaines de ses missions, notamment auprès des femmes. Et c’est effectivement auprès de trois femmes, alors qu’il a officiellement cessé ses activités pour les services secrets britanniques, que son ancien chef Tupra lui fait reprendre du service et l’envoie sur une nouvelle mission afin de démasquer une terroriste et la conduire au mieux devant la justice, au pire et pour le meilleur, au cimetière. La duplicité, Tomás connaît car il est déjà un être double par naissance. Espagnol mais totalement bilingue en anglais sa seconde langue maternelle et ayant vécu en Grande-Bretagne (comme l’auteur !), il se ressent autant l’un que l’autre, au point qu’il est impossible à quelqu’un de reconnaître sa nationalité d’origine quand il s’exprime. Il est donc l’agent idéal pour aller explorer leurs passés et leurs présents afin de découvrir derrière laquelle des trois espagnoles, Inés, Celia ou María, bien rangées et cachées depuis 10 ans (« tel est le lot de chacun d’entre nous » ? rappelle Marías) dans leurs petites vies provinciales du Nord-Ouest de l’Espagne, se dissimule la terrible terroriste de l’ETA María Magdalena Orúe O’Dea, organisatrice d’un des plus sanglants attentats, celui de l’Hipercor à Barcelone en 1987.
« Mais les mots pouvaient signifier des milliers d’autres choses, des erreurs et des intransigeances personnelles, des emportements, des maladresses, des abandons irréfléchis et des décisions stupides, des infidélités insignifiantes dont on ne saurait prévoir ni empêcher les conséquences, des questions qui semblent sans importance à celui qui les écoute, le bagage habituel qu’accumule au fil de la vie quiconque a été largué en ce monde et à qui il appartient de le traverser, personne ne reste jamais au calme dans son berceau. » Javier Marías
Les romans de Marías débutent souvent comme des polars ou des romans d’espionnage, mais le lecteur comprend rapidement qu’il ne s’agit que d’un subtil dispositif narratif, et que l’essentiel est ailleurs, dans la profondeur des analyses, l’épaisseur des personnages et la puissance des réflexions éthiques ou métaphysiques qui font de ces livres des expériences de lecture tout à la fois passionnantes et déroutantes. Le terme expérience est particulièrement juste car souvent, et ici particulièrement, Javier Marías déploie ses intrigues quasiment dans les termes où le ferait une de ces expériences de pensée qu’affectionne la philosophie analytique (par exemple : vous voyez un homme sur un pont prêt à jeter une pierre pour faire dérailler un train, tuez-vous cet homme pour sauver les passagers du train ?). Pour Miguel Centurión l’alias de Nevinson dans cette mission, il va s’agir tout d’abord de choisir celle qu’il désignera comme coupable, même sans preuve irréfutable, puis, son démoniaque chef s’impatientant, de faire prendre le risque de condamner une des trois alors qu’elle pourrait être innocente afin d’éviter de signer l’arrêt de mort des trois femmes. Le rôle ambigu des services secrets qui mèneraient en fait d’autres guerres où on tue a priori sans haine pendant que les citoyens hypocrites dormiraient innocemment est au centre des échanges entre Nevinson et son chef et questionne la légitimité de la violence d’État dont Marías a connu les dérives et exactions y compris sous des gouvernements présumés progressistes. Mais ce qui hante Nevinson pendant toute sa mission c’est de savoir si le repentir est possible, si ces femmes rangées demeurent ou pas une menace pour autrui et si son geste, en éliminer une (il n’a jamais tué de femme), est véritablement justifié au regard de l’économie de malheur futur qu’il pourrait empêcher.
« Ainsi, lorsque j’imaginais les « manières possibles » en tant que le romancier que je n’étais pas, je voyais déjà dans toutes les situations le grand et long visage d’Inés Marzán, terrorisée par mes coups de couteau, la bouche d’Inés Marzán, sa bouche énorme s’ouvrant en quête d’air pendant que je l’étranglais, ses énormes yeux verdâtres (énormes la pupille, le blanc et l’iris) encore plus gigantesques à mesure que le poison faisait effet, ses jambes interminables, pliées ou brisées sur la chaussée après avoir été percutée par une voiture dans un endroit à vitesse limitée et peu passant. » Javier Marías
Il convient de ne rien soustraire au palpitant suspense que Marías va entretenir tout au long de son roman mais plutôt de mettre en évidence combien celui-ci est représentatif d’une œuvre absolument magistrale. D’abord cette phrase, cette longue et envoutante mélopée auxquelles les magnifiques traductions françaises pour lesquelles se sont pourtant succédés des traducteurs différents (Marie-Odile Fortier Masek pour celle-ci) ont su conserver le souffle, l’ampleur, un brin de lyrisme parfois, et la précision sémantique absolument nécessaire à une pensée aussi riche et complexe. Puis un cocktail de thématiques récurrentes qui s’alimentent et se recoupent entre elles. Avec peut-être au premier plan, les rapports incestueux entre fiction et réalité (que Marías questionnera d’ailleurs brillamment dans son essai Littérature et fantôme), avec des personnages et des péripéties qui viennent percuter le réel, le font surgir au détour d’une page ou d’un paragraphe (ici une photo choc d’un l’attentat de l’ETA). Ce réel hantera l’auteur jusqu’à la fin notamment en raison des rapports si particuliers de l’Espagne à son histoire récente et aux innombrables trous noirs de sa mémoire collective. Mais Marias montre aussi la grande plasticité du réel, celui que nous pensons si bien connaître et maîtriser mais qui pourrait rétrospectivement devenir toute autre à la faveur de la découverte d’une information ou d’un secret bien gardé comme les personnages de Si rude soit le début en feront l’expérience. Et qui dit réel dit théâtre, également partout dans l’œuvre de Marías, anglophone et anglophile, admirateur et fin connaisseur de Shakespeare dont les répliques émaillent les romans et leurs titres. Car il y a du tragique dans ces romans où les héros interrogent la portée de leurs actes, leurs responsabilités les uns vis-à-vis des autres, leurs responsabilités devant l’histoire. Enfin peut-être un étrange art du détour, de la voie sans issue, avec ces développements ou Marías nous égare, nous perd parfois, mais où il vient toujours in fine nous rechercher pour projeter une clarté différente qui conduit souvent le lecteur à se dire, que oui, il n’a jamais lu cela, ni dit comme cela, ailleurs.
Alors que fera-t-il Tomás Nevinson face à ses dilemmes térébrants ? Ce sont les deux narrateurs du texte Nevinson et Centurion, un et pourtant deux, qui alternativement (quelle belle trouvaille d’écriture que ce narrateur de soi !) nous conduiront au terme de cette quête où l’espion, qui finalement ne sait plus jamais qui il est, devra un jour poser le sac à terre, consentir à être soi, comme consentent tant de personnages de Marías avec surprise et un brin d’étonnement à ses morts violentes dont ils sont victimes. Pour ce faire Nevinson devra aussi tenter de reconquérir la belle Berta, celle qui telle une Pénélope hispanique ou une veuve Chabert l’attend dans l’ombre et le crut mort de nombreuses années, celle qu’il aimerait voir vieillir, parce que vieillir c’est changer, et que la seule certitude qu’a acquise Nevinson, c’est que nous fluctuons sur nos vies comme des bateaux sur la mer, sensibles aux vents et aux courants, indéterminés sur nos escales et jamais sûrs de l’endroit du naufrage.
Si vous ne connaissez pas Javier Marías plongez-vous dans cette œuvre iconoclaste et foisonnante dont il y aurait encore tant à dire et qui fascine par son inventivité ; entreprenez peut-être ce voyage à partir des romans les plus anciens, Un cœur si blanc ou Demain dans la bataille pense à moi et laissez-vous happer par une ambiance envoutante et par cette écriture aussi unique que magnifique. Une grande voix s’est tue mais laissons-lui nous dire ce que cela recouvre ; ce que celui qui était fasciné par la mort pouvait en dire en son dernier livre, maintenant que c’est lui, aussi insolite que cela puisse paraître, qui ne pourra plus nous dire un mot de plus.
« Vous captez dans son regard une lueur d’incrédulité ou de déni désespéré, et vous croyez percevoir que le moribond pense quelque chose qui ressemblera peut-être à ceci, sans toutefois l’exprimer comme le ferait un vivant, mais de façon entrecoupée et avec les hésitations d’un enfant : « Non, c’est pas ça qui m’arrive : tout ça, c’est des histoires, ce n’est pas possible que je ne puisse plus voir ni entendre, ni dire un mot de plus, que cette tête qui fonctionne encore puisse s’arrêter ou s’éteindre comme une ampoule grillée, cette tête encore bien pleine, toujours à l’œuvre et qui me tourmente… » » Javier Marías
Tomas Nevinson de Javier Marias
Traduite par Marie-Odile Fortier-Masek
Gallimard, décembre 2022