Il y a de grandes chances que vous ne connaissiez pas Giorgio Perlasca. Je vous rassure, c’était également mon cas il y a seulement quelques semaines et nous devons un grand merci aux Éditions du portrait, qui publient La banalité du bien, L’histoire de Giorgio Perlasca d’Enrico Deaglio, nous permettant ainsi de découvrir enfin en France, la vie absolument incroyable et ô combien louable de cet italien, auquel le « Tribunal pour les justes » de Jérusalem a attribué la plus haute distinction en 1989. Alors que son histoire est largement connue en Italie, en Hongrie où il a sauvé des juifs de la déportation, et aux États-unis où de nombreux descendants des personnes sauvées résident, son destin, celui d’une sorte de Schindler italien, semble être passée ici sous de nombreux radars.
Il faut dire que Giorgio Perlasca ne présente pas le profil type du héros idéal, celui de la femme ou de l’homme habité par de solides convictions et passant ardemment son existence à les mettre en œuvre. Non, pas du tout. Perlasca comme une large majorité de ses concitoyens a tout d’abord eu plutôt le profil d’un mussolinien bon teint. Engagé volontaire dans les brigades militaires qui ont soutenu l’Espagne franquiste, on pourrait même dire qu’il a fait un peu de zèle. C’est d’ailleurs pourquoi, comme le souligne Enrico Deaglio, son parcours est aussi intéressant, parce qu’il permet d’examiner ce point de bascule imprévisible où une personne va faire le bon choix et s’orienter vers l’humanité plutôt que vers la barbarie, celui où elle va être un artisan de La banalité du bien.
Commerçant italien, Perlasca se retrouve à la fin de la guerre dans une Hongrie en totale déliquescence politique, coincée entre son alliance avec l’Allemagne nazie et le front de l’Est. C’est d’ailleurs un des premiers et grands mérites de cet ouvrage que de retracer pour nous la complexité de la situation hongroise entre les derniers soubresauts du gouvernement de Miklòs Horthy, pas assez coopératif selon les nazis dans la déportation des juifs de son pays et qui sera évincé en octobre 1944 et l’arrivée de son successeur, Ferenc Szàlazi assisté de ses bandes de Croix-fléchées, que les nazis placeront là pour finir le « travail », c’est-à-dire une des déportations les plus élevées proportionnellement des citoyens d’un pays européen.
Si Perlasca avait déjà commencé à vaciller politiquement, condamnant les lois raciales de 1938, il fait très clairement en 1943 le choix du camp de Badoglio, celui de l’armistice. Cela va lui valoir d’être interné en Hongrie, internement dont il réussira à s’échapper. Et c’est à ce point que son destin va basculer. Disposant de recommandations espagnoles suite à son engagement de jeunesse il rejoint l’ambassade d’Espagne à Budapest, qui aux côtés des autres légations neutres (Suède, Portugal et Vatican) agissent autant que possible pour apporter soutien humanitaire et limiter les déportations. Mais alors que le consul espagnol en titre, Angel Sanz Briz, quitte brusquement Budapest début décembre 1944, l’incroyable peut advenir. L’incroyable c’est la décision de Perlasca de se faire passer, sans aucune base juridique ni information préalable de qui que ce soit, pour l’ambassadeur d’Espagne et de poursuivre au péril de sa vie la protection, dans des maisons placées en extraterritorialités, d’un maximum de juifs et notamment femmes et enfants (on estime à plusieurs milliers de personnes le nombre de juifs sauvés par Perlasca).
Qu’est-ce qui peut décider un homme à jouer un tel coup de poker alors que la probabilité de réussite de la supercherie est quasi nulle et que le risque de finir fusillé est lui maximum? Enrico Deaglio et c’est le sens du titre de son livre, veut croire en une banalité du bien, une simplicité de l’acte héroïque qui, non prémédité, se fait uniquement on pourrait dire, « parce que c’était lui et parce qu’il était là ». C’est d’ailleurs ce que Perlasca lui même clame (« Vous qu’auriez-vous fait à ma place »), lorsqu’il est retrouvé en 1989 après qu’une petite annonce publiée l’année précédente par des descendants de personnes sauvées ait permis de le localiser à Padoue. Car bien sûr, après avoir dialogué d’égal à égal avec le ministre de l’intérieur hongrois Vajna, après avoir avec succès un peu écorné les codes de la diplomatie ( le secrétaire de l’ambassade qui a choisi de se lancer dans l’aventure avec lui lui dit quand même qu’il y va un peu fort avec les hongrois !!), après avoir tenu l’ambassade et tout fait pour maintenir en sécurité et nourrir ses protégés du 7 décembre 1944 au 16 janvier 1945 , c’est-à-dire jusqu’à l’arrivée des soviétiques dans Budapest, Perlasca rentre gentiment à la maison et reprend sa vie comme si de rien n’était, pendant plus de quarante ans !!!!
Loin de discréditer la thèse d’Hannah Arendt auquel le titre du livre de Deaglio renvoie en clin d’œil et qui demeure aussi éclairante qu’elle a été mal comprise et souvent déformée, cette hallucinante histoire pose néanmoins une interrogation philosophique et psychologique essentielle sur les ressorts de l’action. Pourquoi agit-on et en vertu de quoi agit-on? On peut voir grâce aux passages du journal intime que Perlasca a tenu durant ces semaines d’imposture, à lui seul un document exceptionnel reproduit dans l’ouvrage, combien les choses lui semblent aussi extraordinaires que naturelles. Il est tout à fait conscient des risques qu’il prend, du pari fou qu’il tente et pourtant on sent qu’il est totalement incapable d’agir différemment et qu’il n’a aucun doute sur sa volonté de faire ce qu’il pense devoir faire. Il est face à un kairos au sens grec du terme, une occasion, qui ouvre comme une sorte brèche spatiotemporelle dans laquelle il s’engouffre, irrésistiblement appelé par le bien.
On ne peut enfin, malgré la réussite magistrale du tour de force de Perlasca, passer sous silence la question des moyens de l’action, ici l’imposture, mise au regard de ses fins, le sauvetage de milliers de vie, et au questionnement délicat que cela ouvre sur la légalité en tant de guerre, sur les circonstances exceptionnelles et leurs marges. L’ouvrage de Deaglio ne se propose pas d’y réfléchir, ce n’est pas son sujet, mais me reviennent néanmoins en tête les pages magnifiques de Javier Cercas au chevet d’un autre Imposteur qui voulait utiliser son image au service de la mémoire des déportés dont il n’avait en fait jamais fait partie, pages de l’ouvrage éponyme qui mettaient en péril nos convictions et nos cadres de raisonnement et nous laissaient face à l’imposture, songeurs et bien interrogatifs. Ne passez pas à côté de cette parution, lisez La banalité du bien L’histoire de Giorgio Perlasca, pour découvrir un destin remarquable qui mérite qu’on participe à la conservation de sa mémoire, et pour vous interroger comme je l’ai fait tout au long de cette magistrale enquête, sur cette douloureuse et sans réponse question, » Et moi qu’aurais-je fait »?
La banalité du bien L’Histoire de Giorgio Perlasca de Enrico Deaglio
Traduit par Nathalie Bauer