“Je m’en rendis compte alors, et je fus surpris de ne pas l’avoir vu avant : lorsqu’on parlait de la frontière, chez moi, on évoquait toujours celle avec l’Algérie, comme s’il n’y en avait qu’une. Il en existait pourtant une autre : cette piste. Une frontière bien réelle entre Hokbani et Ayami, que l’on franchissait avec parcimonie – je ne l’avais moi-même jamais traversée avant le mariage de Farah. J’étais ébahi devant cette petite route construite non par un État mais par les efforts conjugués des deux clans. Pas étonnant qu’Haroun ait imaginé un mur, en allant en Tunisie : cette route dressait des murs dans les esprits de tous ceux qui naissaient et grandissaient dans cette vallée.”
Pour son premier roman, Soufiane Khaloua fait preuve d’une véritable maîtrise du romanesque: quel souffle, quelle douceur se dégagent de l’histoire qu’Amir, aujourd’hui âgé, offre à sa petite-fille en guise d’héritage !
« Les terres d’origine s’oublient, les dynasties s’exilent, et si l’on n’y prend pas garde, très vite, rien ne subsiste de nous ni de nos parents… »
Amir, le narrateur, est né en France mais le lien demeure avec la terre et la langue de ses parents venus du Maroc. Il partage avec sa petite-fille l’histoire d’un été spécial : celui de sa dernière rencontre avec son cousin, Haroun, celui également où l’adolescent un peu ingénu qu’il était, est passé dans le monde des adultes.
Raconter cet été là précisément, permet à Amir de donner à sa petite-fille les clés de son identité, de son histoire familiale et du terreau qui avait autrefois produit les graines de son existence.
Lorsqu’il retourne avec son père aux Lazhars cet été là, dans la vallée coincée sur la frontière entre le Maroc et l’Algérie, Amir va sur ses vingt ans et cela fait six ans qu’il n’y avait pas mis les pieds. Les souvenirs qu’il en garde sont ceux d’un enfant et entre-temps beaucoup de choses ont changé. A commencer par la fugue d’Haroun, cousin né le même jour qu’Amir et meilleur compagnon des vacances de son enfance.
Changée également sa tante, Zahra : la femme forte et exubérante qu’elle était autrefois s’était retirée petit à petit dans un petit coin de son cerveau, ne laissant plus paraître qu’un bout de femme qui “dépérissait lentement sous les yeux de son mari à mesure qu’elle nous oubliait tous”.
Mais la vie continue malgré tout dans cette vallée, un mariage est même prévu pendant que d’autres enfants poussent pour remplacer les exilés, les fugueurs, les morts.
Amir tâche de retrouver sa place sur ces terres qui n’ont rien en commun avec sa vie d’étudiant français “à la ville”. Il essaie de retrouver sur sa langue le dialecte parlé dans la vallée, cette langue qui se dérobe sous son palais et qui le frustre douloureusement. Mais il sait qu’il est chez lui :
“C’est un sentiment étrange: chaque fois, face à cette vallée dont je maîtrisais mal la langue et les coutumes, je me sentais arrivé. J’admirais longuement les reliefs de ce paysage qui avait vu naître mon père. Pour décrire cette sensation lorsqu’on plonge le regard en contrebas dans la vallée des Lazhars, mon père a toujours parlé d’”étendre ses yeux”, comme on parle d’étendre ses jambes après une journée éprouvante. Je n’ai jamais trouvé mieux pour décrire cette expérience.”
Le mariage qui se prépare est un événement historique dans cette vallée : il doit unir Farah Ayami, la cousine d’Amir, à Ayoub Hokbani. Les Ayami et les Hokbani, deux clans familiaux qui se font face d’un versant à l’autre de la vallée, sont unis par une haine réciproque et sans concessions depuis des générations, pour une raison dont plus personne ne se souvient. Le mariage de Farah et Ayoub pourrait donc constituer un nouveau départ.
En attendant, pour Amir, la future union des deux amoureux est l’occasion de découvrir les coutumes relatives à la préparation du mariage, rencontrer la famille Hokbani au complet et essayer de retrouver la raison initiale de la brouille qui oppose les deux clans.
Le jeune garçon se coule dans les journées de la vallée, retrouve les sensations, les paysages, les odeurs qui lui reviennent au fur et à mesure. Il tombe amoureux d’une “apparition incongrue aux milieu des montagnes, elle avait l’air d’un ange, d’un fantôme ou d’un djinn, d’une de ces créatures qui peuplaient les histoires que nous racontait Zarah, le soir, avant de dormir…”
L’apparition en question porte le magnifique prénom de Fayrouz, et elle est la petite sœur d’Ayoub Hokbani.
Première secousse, suivie rapidement par une deuxième : le retour au bercail d’Haroun, le cousin fugueur, rentré contre toute attente pour le mariage de sa sœur.
Inutile de vous dire que désormais tout va s’accélérer pour le jeune Amir, bousculé par un premier amour aussi beau qu’inattendu, par des secrets de famille insoupçonnés, par la découverte de son père en tant qu’éternel fils de la vallée, tellement plus vivant aux Lazhars que dans son quotidien français.
La Vallée des Lazhars est une histoire de racines, d’exil, une magnifique histoire d’amour aussi. Une histoire de femmes incroyables, d’hommes qui n’en finissent pas de se chercher.
Amir raconte non seulement sa famille mais les milliers de familles d’exilés à double vie: celle vécue à l’année dans le pays d’adoption et celle qui revient pendant les congés, une fois rentrés sur les terres natales.
La Vallée des Lazhars raconte également les familles déchirées entre les continents, au gré des opportunités économiques, de la marche du monde, à l’envers, à l’endroit…
Un très beau premier roman tendre et généreux, à la mélancolie douce-amère qui transporte son lecteur dès les premières pages jusqu’à un dénouement qu’on aimerait pouvoir repousser un peu…
“J’ai pris l’habitude de décrire cela ainsi : nous vivions sur le pas d’une porte qui séparait nos deux identités. Nous passions d’une pièce à l’autre, tâchant d’explorer chacune autant que possible, avec la peur permanente, si nous pénétrions trop dans l’une, que la porte se referme sur nous et nous fasse oublier l’autre. Alors nous habitions un espace sur le pas de cette porte, nous existions dans cette zone inconfortable que nous aimions. Grandir, pour nous, c’était trouver l’équilibre qui nous convenait; pour ma part, je voulais être en expansion, j’allais toujours plus loin dans l’une et l’autre.”
Merveille !
La Vallée des Lazhars de Soufiane Khaloua
Agullo, Février 2023