[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]omment parler de l’inimaginable et de l’horreur en évitant les redites quand on a déjà lu et publié tant d’ouvrages sur la Seconde Guerre mondiale ? Comment rendre palpable une époque dont on aura de moins en moins de témoins et désamorcer la course de l’oubli ? C’est le projet de Sébastien Spitzer dans cet admirable premier roman Ces rêves qu’on piétine édité aux bons soins des éditions de l’Observatoire, toute jeune maison qui inaugure sa première rentrée littéraire de la plus belle des manières.
Le roman est construit comme un docu-fiction à trois voix.
Une longue colonne de survivants des camps à peine libérée essaie de s’enfuir et de trouver refuge. Elle est composée d’hommes, de femmes et d’enfants en détresse, tous tentent de retourner chez eux ou, du moins, de trouver une terre d’accueil malgré la situation instable où tout peut représenter un danger : des soldats allemands désorganisés et imprévisibles, les habitants des environs difficiles à cerner dans leurs intentions, vont-ils les aider ou à l’inverse s’en prendre à eux devenus vulnérables ? Il faut se méfier.
Parmi les rescapés il y a notre première voix, une petite fille. Elle s’appelle Ava. Elle tient dans ses bras un rouleau rempli de lettres. Ces lettres contiennent la deuxième voix de ce roman, des missives écrites par Richard Friedländer. Elles sont adressées à la troisième voix du roman : Magda Goebbels. Mais cette dernière ne les a jamais lu car, avant d’être la femme de l’un des grands pontes du régime du IIIe Reich et d’être adulée par tout un peuple, elle a été une petite fille qui s’est construite contre sa mère et ne lui a jamais pardonnée d’être issue d’une relation illégitime. Un secret qu’elle a gardé comme une honte. Pourtant, Richard lui a donné la meilleure éducation qui soit, il a toujours voulu être un père aimant et juste. Mais pas suffisamment pour sa fille qui ne lui accorda que son mépris. Au moment où le roman débute, elle est cloîtrée avec ses six enfants et les derniers dignitaires nazis dans un bunker, ils attendent la débâcle, des longues heures d’attentes infernales d’un régime en fin de vie donnant une atmosphère surréaliste et mortifère.
Il faut saluer le travail du journaliste car tout est vrai sauf les lettres de Richard, une postface expliquant sa démarche. Il en a fallu des heures de recherches pour nous donner des détails et une chronologie fidèles à la grande Histoire. Le livre peut se lire comme un documentaire, un long reportage s’étalant sur plusieurs mois et sur des territoires différents. Les petites gens côtoient les grands personnages et nourrissent le récit. Sébastien Spitzer dresse le portrait de Madga Goebbels comme une femme tiraillée par son passé et ses décisions face à l’irrémédiable qui l’attend. La maîtrise des émotions est difficile à tenir, la peur, ce qu’il va advenir d’elle, de ses enfants (elle commettra l’impensable) et des autres occupants du Bunker. L’atmosphère y est pesante, on sait que tout est fini mais on ignore le répit qui reste avant le bruit et la fureur.
Il y a le travail de l’écrivain qui jamais n’abandonne son pacte de lecture et tient son écriture sans s’adonner à des descriptions voyeuristes et de mauvais aloi. C’est âpre, dur, violent.
Sébastien Spitzer restitue avec ses mots cette période trouble de cette fin de guerre aux contours flous et incertains. On est touché, horrifié par le sort des personnages, on suit leur destinée et on se prend une terrible gifle quand on espère que tous vont s’en sortir même si ce n’est pas toujours la cas… Le style est érudit et sobre à la fois, il y a une atmosphère d’obscure clarté, c’est sombre mais lumineux à la fois : un oxymore constant. Il y a peut être l’espoir au bout de ce tunnel d’horreur. Ces rêves qu’on piétine est un roman salutaire qui contribue à sa mesure et avec ses moyens à l’exercice de devoir de mémoire universel.
Ces rêves qu’on piétine de Sébastien Spitzer
paru aux éditions de l’Observatoire, août 2017