[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#D90072″]L[/mks_dropcap]es Éditions du sous-sol avait déjà eu l’excellente idée de traduire et publier Maggie Nelson avec Une partie rouge : autobiographie d’un procès (2016) où l’autrice revenait sur l’assassinat de sa tante ainsi que sur le procès de son coupable présumé. Avec Julia Deck à la traduction, l’on découvrait alors une langue incisive, brute et sans détour. Une voix engagée, capable tout à la fois d’une émotion à vif et d’un recul teinté de perspicacité et d’une intelligence rare.
Avec Les Argonautes, et une traduction que l’on doit cette fois-ci à Jean-Michel Théroux, on retrouve tout ce qui pouvait rendre cette écriture, et cette voix incarnée, littéralement addictives. Maggie Nelson non contente de terrasser les questions de genre, de normes, de sexualités, déconstruit aussi la forme littéraire elle-même dans un livre entre récit, autobiographie, autofiction et essais.
La force majeure de cet O.V.N.I. dont il est certain qu’il est et sera de ceux qui comptent, tient entre autre chose à cette prouesse consistant à livrer une réflexion intrinsèquement intime et personnelle s’avérant en réalité le terreau d’un questionnement qui fait tomber toutes les barrières et s’adresse à l’universel. Parler de soi, pour soi, mais aussi pour l’autre, et pour les Autres. Tous.tes les Autres. Voilà ce que Maggie Nelson entreprend et avec quelle finesse dans Les Argonautes.
Le livre est en premier lieu celui d’une histoire d’amour, celle entre l’écrivaine Maggie Nelson et l’artiste Harry Dodge, qui au fil du récit se défait d’une assignation au genre féminin en laquelle il ne se reconnait pas – pas plus que dans la binarité stricte du genre, en réalité. C’est l’histoire d’un amour queer, plus largement d’une famille queer et de tout ce que cela peut induire. A la fois dans des mises et remises en question du quotidien le plus terre à terre et dans les interrogations plus profondes des un.e.s et des autres.
C’est l’histoire d’un amour hors normes, hors cadre, tant par sa forme que par son intensité.
Un amour qui se transforme et se construit perpétuellement, où chacun.e évolue aussi, faisant place aux changements psychiques et physiques. Un amour qui se construit de lui-même, vers lui-même, sans modèles et c’est d’ailleurs à cela que fait référence le titre du roman. « Tout comme les pièces de l’Argo peuvent être remplacées à travers le temps, alors que le bateau s’appelle toujours Argo, chaque fois que l’amoureux prononce la formule “je t’aime”, sa signification doit être renouvelée, comme le travail même de l’amour et du langage est de donner à une même phrase des inflexions toujours nouvelles. »
Si l’on se réfère à sa définition stricto sensu , le terme « queer » (issu de l’anglais) défini ce qui est « étrange », « peu commun », il est utilisé pour « regrouper les identités non-conventionnelles (LGBTQI + soit les personnes non hétéro-normées) sous un même terme ». Si l’on ne se privera pas de questionner l’utilisation de la formule « non-conventionnelles » dans cette définition, il n’en reste pas moins que le terme rassemble individus et groupes dont l’idée majeure est le refus de se définir à travers la norme, qu’elle soit sexuelle, ou sociale. Des individus hors-cadre notamment du point de vue de la sexualité donc, mais pas que. Le queer est aussi et surtout le refus de la normativité dans son ensemble, le fait de questionner nos catégories de pensées et nos modèles pré-établis. Et si le terme recouvre au fil du temps et de son évolution une pensée – ou plutôt, des pensées – multiples et continuellement en mouvement, Les Argonautes de Maggie Nelson semble à ce jour pouvoir en être une sublime et saisissante définition.
Au-delà de l’histoire d’amour, l’autrice élabore une pensée, théorise un vécu, et développe une pertinente remise en question du monde qui l’entoure. C’est un texte tissé de références et de citations, de Judith Butler à Donald Winnicott en passant par Roland Barthes, Gilles Deleuze, Ludwig Wittgenstein ou Susan Sontag, autant de figures qui à la fois structurent la pensée et le récit, mais tendent aussi à nous emmener plus loin encore dans les retranchements et les bouleversements que suscitent la lecture.
Car c’est bien de cela dont il s’agit, un bouleversement, quelque chose d’inexorable, comme un pas de côté que Maggie Nelson nous pousse à faire, ce pas de côté qui décentre le regard, qui chavire et renverse pour mieux s’ancrer à un « être au monde » infiniment plus riche et porteur de sens.
C’est hybride, troublant, bouleversant, sans concession, colossal et d’une beauté assourdissante. Chaque page porte la marque du discernement, d’une sensibilité aigüe, de l’insubordination et de l’irrévérence face à une normativité étouffante.
Autant de signes qui sont, sans l’ombre d’un doute, ceux des grands textes.