11/02/2003 8h12
La raison pour laquelle j’étais si dark hier m’apparaît ce matin. Et dire que je n’ai même pas profité de mon week-end.
21h23
Aujourd’hui, journée thank you Béa.
Premier épisode : moi à la cafete me maudissant d’avaler mon énième café. Plus d’Advil, pas le temps de courir en acheter – les pharmaciens de cette partie-ci du monde ont des tours de garde dont la logique n’a pas été expliquée au grand public. J’ai demandé aux filles avec qui je bosse. De l’aspirine, c’est le seul mot qu’elles ont à la bouche. Comme si j’étais la seule dans ce mag à passer mensuellement par la case anglais. De retour d’une interview avec Carole, Béa me balance négligemment une boîte de Nurofen sur mon clavier. Plus belle que le plus attendu des dealers.
Second épisode : je me lève, une bouteille d’eau au distributeur, je m’étouffe avec le cachet, pauvre pomme qui ne sait même pas boire, je tousse, tellement rouge je dois éclairer toute la cafete. Et là, parfait le timing, surgissent telle une meute de loups par la chair alléchés, Thomas W et une escorte de mâles flambant les trois K (sans cagoule mais flippant quand même) Kenzo, Klein, Kayiko.
Je pense : J’empeste l’indisposition à trois bornes.
Je pense : L’heure du Jugement dernier est venue.
Et : Good bye cruel world, I’m leaving you today.
Et alors que je m’apprête à une sortie en bonne et due forme du genre prends le carrelage dégueulasse pour un champ de pommes et vautre-toi au milieu des poubelles de gobelets, un bras me rattrape au vol, soutient, une main sur mon front, tiens, bois, ça va ?
Ça va Béa, merci.
Troisième épisode : un Mars et un Nurofen plus tard, je peux envisager de supporter Carole. Qui resplendit comme un loukoum qu’on viendrait de repoudrer, maquillée, parfumée, manucurée. L’air d’une gamine dans son propre parc d’attractions. Insupportable, posant mille questions sans attendre de réponses. Objet du jour : le chemin de fer [plan, ndlr] du spécial esthéticiennes. (Respirez, les filles, ça va pas être facile).

Ce qui pourrait prendre une heure, quelques coups de fil auprès des rédactrices et re-une heure, s’envisage vite comme le travail d’une semaine. Il faut faire un tri parmi les filles (pardon, les services proposés), envisager un service phare, un pompon que décrocheront à coups sûr les lectrices les plus soucieuses de leur body. J’envisage les massages en entreprise que fait Sylvia-les-gros-lolos, m’attendant à une approbation de Carole, et surtout dans l’idée de gagner un temps précieux. Mais non, la Reine du Royaume de Glitter hésite, c’est déjà fait, le massage en entreprise, déjà vu. Pas sexy. Et c’est là que Béa a un coup de génie, elle lui présente une Asiatique, recommandée par la femme d’un de nos actionnaires. Une certaine Dixie (eh ! c’est tout de suite plus glamour que Delphine). A des années-lumière de toutes les greluches qui ont fait le pied de grue dans la salle de conf. Une bonne quarantaine d’années, hyper-dynamique, hyper-sympa, hyper-la-bonne-copine. Elle a fait dans la desquamation par peeling et le tanning. Elle insiste sur le passé, sous-entendant qu’elle a mieux, mais qu’elle garde ses idées pour certaines oreilles. Bingo ! Carole est hypnotisée, l’œil accroché au décolleté (bien fourni pour une Asiatique), la peau mate, les mains chargées d’or jaune. Elle met un instant à se reprendre et ajourne la réunion. « T’as vraiment besoin d’un chemin de fer pour commencer, Louna ? »
Carole ne réapparaît qu’en milieu d’après-midi. Elle s’enferme dans son bureau, approuve par mail nos propositions et s’accorde (je crois) une petite sieste.
Ce que l’on sait :
-
Carole a une histoire avec Sylvia-Gros-Lolos (une fille de l’accueil les a vues hier soir, main dans la main, rue Raspail) ;
-
Carole a un faible pour les Asiatiques (sa déniaiseuse était des Philippines, son grand amour, de Shanghai).
Sainte Béa, merci pour cette journée.
12/02/03
Le direction de Method Press a finalement annoncé ses projets : quatre-vingts dix licenciements pour cette année sur l’ensemble des dix-sept titres. Opération nettoyage phase I. Sur le coup de l’annonce, tout le monde a soufflé comme si ça ne concernait que le voisin. Et puis on s’attendait à davantage. Les rumeurs disaient entre 140 et 170 personnes. D’autres maintenant supposent que l’addition ne fait que commencer, qu’on ne sera sûrement plus là pour faire le total. Tu parles, Charles, on ne va pas crier avant de se faire battre. Des mines de circonstances, à la sortie de l’AG, des sourcils froncés, des portables vissés aux oreilles. Qui va trinquer, donc ? Voyons… Pas la secrétaire (pardon, l’assistante) de V. payée le triple de ses collègues parce qu’elle a longtemps fait partie de la bande du DG. Pas le chef maquettiste de la division TV connu pourtant comme esclavagiste avec sa bande de stagiaires « dédommagés » – dans sa grande générosité, et à défaut de salaire, il leur a débloqué une dizaine de tickets resto par mois. Pas la troupe de ramiers de Multisports qui passent l’essentiel de leur temps de travail au Roi Fainéant (le bien nommé) à regarder les retransmissions sportives au travers d’une bouteille de Ricard, l’autre moitié à courtiser des joueurs de foot, des entraîneurs (euses ?) quand il ne font pas pénardement leur loto sportif entre collègues.
Plus vraisemblablement, on devrait voir la disparition de quelques SR (rognons, les CDD compenseront), les filles de l’accueil, celles du courrier des lecteurs.
To be continued.
Déjeuner avec Nico.
Nico, crème des provocateurs, fashionlad de génie.
Nico, tes traversées du désert me sèchent.
Nico, comme tu as bien fait de reprendre contact !
Notre voyage sera, comme à la grande époque : décadent et salvateur. A ceci près que achevée ma désintox de Lex, je suis libre comme une brise du Sud.
13/02/03
Demain, premier jour de deuil du mois. Cette année, je porterai outrageusement le noir.
Ted : Where is the closest tree ?
Bill : Sorry I can’t find any rope.

14/02/03 20h45
Tenu. Look cybergoth pour faire passer la pilule en forme de cœur qu’on veut à tout prix nous faire avaler chaque année. Top caraco col destroy sur justaucorps résille, jupe longue collante sur gigacompensées achetées il y a au moins vingt ans – du temps où on savait ce que c’était des plateformes, collants dentelle chic Well. Le tout noir, noir, noir.
Comme je revenais de déjeuner (seule : soupe carottes pommes de terre, à la Merveilleuse Boulangerie, une énorme part de gâteau au chocolat noir pour que mon alimentation soit en total adéquation avec mon essence), ai croisé Thomas W et sa secrétaire (sur les lèvres de qui j’ai lu le flot de médisances qu’elle contenait jusqu’à ce que nos chemins se séparent). Plus tard, alors qu’il se rend en réunion au 6e, moi, hantant les couloirs :
« Il faudrait qu’on boive un café, Louna. Ou ce que tu veux. »
J’acquiesce silencieusement.
« Tu connais Cyril, je crois. »
Au lieu de rougir, une inspiration : je le regarde comme si je voulais le dépouiller de son âme.
« Bon, eh bien, à plus tard. »
Je ne suis pas peu fière de moi. Je suis presque au bout du couloir quand il me rappelle.
« C’est bien, ce look, ça change. »
Juste une ombre de sourire.
Je fume une clope en regardant la circulation, le bordel en bas dans la rue, éternel. L’impression d’avoir marqué des points.
Au moins dans le match qui m’oppose à moi-même : c’est la saint Valentin et je n’ai même pas envie de pleurer.
Séance de yi-king chez une connaissance de Laure, dans le XVIe – ou pouvoir switcher du mode vie au mode veille et retour est un talent appréciable dans le monde qui est le mien.
Un quartier paisible, arrêté dans le temps (si ce n’est les 4×4 Porsche, les coupés Mercedes, les Bentley vitres fumées), des écoles et des sorties d’écoles peuplées de mères de famille, cancanant en petits groupes de trois ou quatre en attendant l’éjection des braillards en bleu marine et vert bouteille (assorti au vert Jaguar, mince de chic), une touche de rouge pour les plus audacieux, serre-têtes sur les petites coupes au carré, brosse légèrement gelée pour les autres.
Un appartement parisien au dernier étage d’un immeuble Haussmann, une entrée grande comme mon salon dans laquelle on abandonne sa paire de Converse (prévoir des socquettes en fil d’Écosse unies, type Bleu Forêt), une déco minimaliste blanc, gris, moquette de cinq centimètres d’épaisseur, un balisier gigantesque dans un vase pur comme une goutte d’eau, à peine visible, tout en hauteur, des rideaux voiles superposés, un bruit d’eau, une fontaine quelque part. Nous nous installons dans un salon Armani Casa, table basse Charlotte Perriand (on ne me la fait pas depuis le spécial intérieurs de l’automne). Thé vert servi par Hélène, la maîtresse de maison, qui, à l’inverse de sa déco, est volubile à l’extrême. Yi-king, horoscope chinois, tarot de Marseille, tsigane, oracle de Belline, Grande Croix : inventaire et comparatif, anecdotes véridiques, exemples tragiques à mi-voix, entre deux encens à l’huile essentielle d’eau de lune. « Je t’assure ma chérie (battements de cils, un soupir sur une portée), une harmonie ressentie au plus profond de ton être ».
Des fourmis dans les jambes – signe de début du switch, j’imagine Hélène dans la pièce GB chez Queen Lol, son corps en offrande à des dizaines de sexes, verges érigées en son honneur. Comme ces temples de la fertilité se dressant ici et là en Thaïlande, phallus de quelques centimètres à plusieurs mètres en bois divers de couleurs vives, united colors en l’honneur du dieu Bite et ex-voto à l’ombre d’arbres centenaires, au milieu de nulle part ou en pleine ville – comme celui-ci au fond du parking d’un grand hôtel.
Oui, la question s’adresse à moi. Tu n’as qu’à commencer, Laure.

Les fourmis remontent un peu plus haut. Mado était une agitée, elle avait toujours besoin de se rendre intéressante. A la maison, on n’entendait qu’elle. Pas fichue de faire quoi que ce soit sans que tout le monde soit au courant – braillant au téléphone, réveillant nos parents quand elle rentrait de soirée. Même quand elle mettait la table ou faisait la vaisselle on avait l’impression qu’une colonie de chimpanzés avait envahie la cuisine – ma mère haussait les yeux au plafond, mon père faisait le sourd.
Depuis toujours, je cultive l’extrême inverse. Là où je suis, vous ne m’y repérez que si je le veux. J’en appelle un autre sans troubler votre sommeil, me prépare une collation en solitaire et en silence et vous quitte au petit matin dans un souffle. Et vous vous demandez si vraiment, hier soir…
De la même manière, je puis rester immobile tel le lézard, longtemps. S’il faut attendre, j’attends. J’en tire une très grande force. Ceci me vient des trois mois que j’ai dû rester seule à la maison durant mon année de terminale (cf. cahier 8, « dépression au-dessus de mon jardin »), période durant laquelle :
-
je me suis autosuffie en terme de distraction ;
-
je me suis fait un point de vue sur le charlatanisme qu’on appelle médecine ;
-
j’ai choisi de vivre finalement, mais dans le secret de moi-même ;
-
j’ai appris l’immobilité, l’observation, le silence.
Mode veille.
Vous ne m’userez pas. Rien ni personne.
C’est maintenant le moment de quitter Hélène, le yang aux traits pleins et son acolyte le yin.
Le temps reprend son empire. Qui sait, peut-être que dans ces moments-là, je ne vieillis pas.
Règlements, remerciements, compliments, sourires.
Dehors, à Laure, remerciements, compliments, sourires. Elle se dépêche : ses mômes.
Métro direction l’autre rive.
Me rouler un joint, zappinguer : switch-on.
16/02/2003 16h43
The day is cold, and dark, and dreary;/ It rains, and the wind is never weary; /The vine still clings to the moldering wall,/ But at every gust the dead leaves fall,/ And the day is dark and dreary. / My life is cold, and dark, and dreary; / It rains, and the wind is never weary; /My thoughts still cling to the moldering Past,/ But the hopes of youth fall thick in the blast / And the days are dark and dreary. / Be still, sad heart! and cease repining;/ Behind the clouds is the sun still shining; / Thy fate is the common fate of all, / Into each life some rain must fall, / Some days must be dark and dreary.
Henry Wadsworth Longfellow, « The Rainy Day »
Demain, 2e et dernier jour de deuil du mois.
Bizarrement, Nico ne m’a pas appelée. D’habitude, à cette époque, il est aux petits soins pour prévenir le moindre sursaut dépressif. Aurait-il à nouveau disparu ?
Mon billet est là qui me regarde. Ça va passer vite. Quand j’y pense, j’ai le sentiment d’être un bon petit soldat sur le point de partir pour le front, au plus fort de la bataille, en sachant, pour l’avoir pratiqué, qu’il en reviendra et qu’alors, il jouira du moindre rayon de soleil. Comme avec la drogue : descente mais remontée.

03h12
Avec Lex qui tient la main de Béa, dans le bureau de Carole. Au milieu de la pièce, une baignoire ; dans la baignoire, moi, morte, les yeux ouverts. Je me suis tuée. Je me perçois : je suis bien vivante, c’est mon ego que j’ai tué. Arme du crime : un appareil électrique lancé dans l’eau. Ce n’est pas tant le meurtre qui me gène que ce que je dois faire du corps. Lex suggère que je fasse croire que c’était ma cousine. Le corps est déjà raide. On l’emmène dans la Porsche. L’ordinateur de bord nous annonce, avec des syncopes, qu’il y a deux fois six grammes en trop. Béa admire sa précision.
Mon ego ne pesait pas plus d’une douzaine de grammes. Au fond, ça m’attriste.
Mais ça ne m’étonne pas.
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« Louna : sexe, vices et versa » est un texte de l’écrivaine et journaliste Agnès Peureu écrit en 2005.
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