Des albums sans texte (ou presque). Des bandes-dessinées portées par la grâce d’une œuvre culte, de dessins explicites, de couleurs cendrées ou flamboyantes. Focus sur trois BD coups de cœur, dont les styles narratifs et graphiques se révèlent très différents mais qui ont en commun de traiter de plusieurs maux en peu de mots.
La Route de Manu Larcenet – Dargaud – Mars 2024
Noir c’est noir, il n’y a plus d’espoir. Mais il faut quand même manger, pour ne pas mourir. Alors, d’accord. Et c’est ainsi que, seuls ou presque sur la route, au milieu d’un nulle part à faire peur, un fils et son père nouent un pacte.
Le premier justifie l’espoir de vivre au second, lequel ne vit que pour éviter la mort au premier. Tous deux avancent à vue de nez, vers le Sud et la côte, parce que rester statique, c’est risquer de se faire tuer. La quête exige prudence et silence. Dès lors, peu de mots sont prononcés. L’heure est à l’apocalypse, pas aux conversations grandiloquentes.
Avec cette incroyable adaptation du roman culte de Cormac McCarthy par Manu Larcenet, nous voici donc sur les pas d’un duo familial survivant de l’enfer, des incendies, des sectes, des méchants affamés, des cendres qui noient les nuages, de la neige piégeuse. Et ça prend à la gorge et aux tripes.
Le roman du Prix Pulitzer de la fiction en 2007 était empreint d’une noirceur à faire pâlir. La bande-dessinée qu’en a tirée l’auteur de Blast (Dargaud) et du Rapport de Brodeck (Dargaud) n’a pas à rougir de la comparaison : scénaristiquement, on ne perd pas une miette du drame absolu qui se joue ; graphiquement, l’album est superbe et retrace avec une grande puissance le souffle du vent mauvais qui règne sur une Amérique décrépite.
En effet, tout est à terre. Les bâtiments, les ponts, les hommes, les femmes et les enfants, comme les poissons. Les oiseaux, quant à eux, ne vivent plus que dans les livres. Pour incarner cette atmosphère oppressante, les nuances de gris succèdent à la nuit noire qui règne dans une cave, avant qu’un brin de lumière ne vienne éclairer la folie du monde.
Cet exercice de style doublé d’un scénario travaillé au cordeau, nous y sommes hypersensibles, tant le temps qui s’étire et l’histoire, avare de dialogues, sont ici magnifiés. À la fin de la lecture de La Route, on ressasse longtemps ce qu’on a lu et vu. Et on réfléchit à ce qu’on va garder en tête, parce que ça risque d’y rester pour toujours.
Botanica Drama de Thom – Éditions Pow Wow – Avril 2024
C’est son 3e livre chez Pow Pow, une maison d’édition québécoise. Et pour la 3e fois, Thom nous propose un ouvrage sans parole. Pour autant – et c’est la grande force de son dessin et de son talent – les personnages réussissent à dialoguer et à se comprendre entre eux.
Quant à nous, qui feuilletons les pages avec bonheur, on apprécie un style d’expression sans grande fioriture où l’essentiel est bien présent. Il suffit ainsi de quelques « ding dong » et « bing bong » pour faire sonner l’histoire et nous mettre dans l’ambiance.
Dans Botanica Drama, l’ambiance est plutôt morose puisqu’y rôde la mort personnifiée, laquelle toutefois entretient une amitié sincère avec la fleur Philomène. Toutes les 2 tiennent le café-bar du village et se répartissent le travail. Entre une collecte des pauvres âmes décédées pour l’une et une nuit réparatrice dans un pot de fleurs pour l’autre, leur vie semble réglée comme du papier à musique.
Mais un jour, le Soleil qui s’est pris une méchante cuite la veille, décide de roupiller et de ne pas se lever. Le froid, la neige et l’obscurité ne tardent pas à s’abattre sur le village, menaçant l’écosystème. Le tableau s’assombrit bientôt avec l’apparition de terrifiantes et gigantesques créatures, jusqu’alors tapies dans l’ombre.
Qu’adviendra-t-il de Philomène, qui dépérit à vue d’œil ? Le Soleil brillera-t-il de nouveau ? C’est à ces questions que finira par répondre Thom, dont la bande-dessinée, comme sortie d’un studio d’animation, présente un charme fou.
Pastorius Grant de Marion Mousse – Dargaud – Mai 2024
Les couleurs y sont saturées. Le bleu le dispute à l’orange. Dans ce bal de teintes poussées au vif, surnagent plusieurs âmes en peine. À commencer par le héros éponyme de la bande dessinée signée Marion Mousse : Pastorius Grant.
Chasseur de prime, celui-ci est au bout du rouleau, essoufflé et rincé par une vie de saltimbanque et par la mort donnée. Alors il réfléchit beaucoup et parle peu. Voilà qui se traduit par plusieurs pages de BD entièrement muettes, suspendues au bruit de la nature hostile environnante.
Il faut dire que Pastorius Grant, aussi fatigué et voûté que ses bacchantes sont tombantes, est aux aguets. Sur les traces de Big Hand, pour lequel une prime de 5 000 dollars a été mise en jeu, il doit composer avec les Comanches qui rôdent sur la réserve, ainsi qu’avec deux autres chasseurs de prime, soucieux d’honorer, eux aussi, leur profession. Un gigantesque orage, un cochon et une jeune fille aveugle vont contribuer à mettre quelques grains de sable dans cette machine déjà bien rouillée.
Histoire de vengeance, de souffrance et de rédemption, Pastorius Grant est un album aux facettes multiples, qui manie l’action, le colt 45 et son canon de 12 pouces, mais qui nous invite également à se poser face à la nature sauvage de l’Ouest. De fait, les dialogues sont brefs ou empreints de nostalgie, tandis que les dessins des paysages et les portraits des personnages, en forme d’art pictural, contribuent à renouveler – et c’était loin d’être gagné – le style du western.