[dropcap]L[/dropcap]’annonce d’un nouvel album de Nick Cave est toujours vécue comme un événement, mais que dire lorsque celle-ci advient à peine une semaine avant sa sortie numérique, provoquant une véritable attente auprès des fans de l’artiste.
C’est donc avec une pochette fantasmagorique, truffée de détails énigmatiques, comme un Jérôme Bosch des temps modernes, référence tentante au Jardin des délices, que Nick Cave crée la surprise sur son site The Red Hand Files, répondant à l’un de ses fans dans des termes tout aussi mystérieux :
« Dear Joe, you can expect a new album next week. It is called Ghosteen. It is a double album. Part 1 comprises of eight songs. Part 2 consists of two long songs, linked by a spoken word piece. The songs on the first album are the children. The songs on the second album are their parents. Ghosteen is a migrating spirit. »
(« Cher Joe, attends-toi à la sortie d’un nouvel album la semaine prochaine. Il s’appelle Ghosteen. C’est un double album. La première partie contient 8 chansons et la seconde comprend deux longues chansons, liées par un titre en spoken word. Les chansons du premier album sont les enfants. Les chansons du second album sont leurs parents. Ghosteen est un esprit migrateur. »)
Une semaine à patienter avant de découvrir enfin Ghosteen, le 3 octobre dernier, sur Youtube, veille de la sortie digitale chez Ghosteen Ltd., la sortie physique étant prévue pour le 8 novembre prochain chez Bad Seed Ltd., le label du groupe. Et le grand soir arrive enfin, la messe est lancée, nous savons déjà que nous sommes en présence d’un véritable album de deuil, suite logique de Skeleton Tree, en forme d’apaisement.
Impossible de ne pas penser à son fils Arthur, décédé en 2015, des suites d’une chute d’une falaise, accident tragique qui finira de transformer Nick Cave.
Changement qui avait déjà été amorcé en 2013 avec Push The Sky Away, un album aux sonorités plus posées, accompagné de ses fidèles Bad Seeds, le premier sans Mick Harvey, ballades crépusculaires, la voix profonde, bienveillante envers ses semblables, serait-ce le purgatoire de ses pensées ?
Je pose la question car il semblerait qu’à partir de là, Nick Cave ait planté les jalons d’une trilogie que, sans doute, la mort de son fils a bouleversée. Ainsi, impossible de me sortir de la tête un parallèle avec La Divine Comédie de Dante : quand on connaît l’attachement de Nick Cave à la religion, il est évident que de près ou de loin, la clé réside en une forme de rédemption, après avoir parcouru les trois règnes supraterrestres, au Purgatoire (Push The Sky Away), en Enfer (Skeleton Tree) et à présent au Paradis. De plus, en revenant sur la pochette, si nous partons du principe que la référence pourrait venir de Jérôme Bosch, nous voilà encore en présence d’un triptyque, représentant les mêmes règnes… je vous laisse avec ces images en tête et je reviens vers la musique… considérations personnelles.
Dès lors, il semble difficile d’exprimer avec de simples mots l’émotion fulgurante qui s’empare de nous dès les premières notes, la longue quête contemplative peut commencer, Spinning Song en ouverture en atteste (« And I love you / A peace will come in time / A time will come for us »), ainsi la référence au King, Elvis Presley, qui a perdu son jumeau à la naissance : impossible de nier l’allusion au fils.
Nous pouvons oublier tout ce que nous connaissons de la discographie de Nick Cave & The Bad Seeds. D’ailleurs où se trouvent-ils sur cet album ? Bien qu’ils soient tous crédités au générique, la nature des sons paraît tout droit sortie de l’imaginaire de Warren Ellis, le double magnifique de Cave. Mais certains clins d’œil nous rappellent qu’ils sont bien là, discrètement, sur Ghosteen Speaks, bien que Nick Cave s’adresse une fois de plus à l’absent, le fantôme adolescent (« I am beside you / You are beside me / Look for me, il verbalise la présence de ses amis, I think my friends have gathered here for me »), s’effaçant par petites touches derrière la peine de leur leader.
En effet, les nappes de synthés l’emportent sur tout le reste, la tonalité est résolument ambient, et des références s’imposent à mon esprit : Brian Eno avant tout, mais aussi Sigur Ros, Vangelis voire Eric Serra, parfois nous flirtons même avec le prog’, Tangerine Dream, voire même les Floyd… Et la voix de Nick Cave déploie des tessitures inexplorées jusqu’ici, comme sur Waiting For You, Cause I’m just waiting for you to return, ou encore Sun Forest, un lent talk-over entrecoupé de montées harmoniques qu’il ne nous avait encore jamais dévoilées.
Certains artistes ont tendance à perdre leur voix avec l’âge, mais à 62 ans, Nick Cave tend à explorer des sentiers vocaux inédits, comme si la douleur amplifiait ses capacités vocales, l’art de transformer la souffrance en beauté, une alchimie de la douleur.
Une première partie qui se clôt avec Leviathan : la référence biblique est avérée, personnification d’un monstre des enfers, capable de modifier l’ordre des choses, avalant les âmes… et pourtant le mantra est apaisé (« I love my baby and my baby loves me…« ). Dans le chaos dans lequel Nick Cave est aux prises avec le Léviathan, il réussit à trouver un échappatoire en l’amour.
Je ne saisis pas toutes les symboliques religieuses, manquant certainement de culture à ce niveau mais je perçois les ressentis, et je me plais à penser qu’il a voulu faire passer l’émotion avant la connaissance, certaines choses sont personnelles, d’autres universelles. Dans le son, la douceur est palpable. Le chapitre consacré aux enfants est à présent terminé, traversé de part en part par la présence du jeune Arthur, ce fantôme adolescent que Nick Cave invoque de toutes ses forces.
La longue litanie continue en cette seconde partie, celle concernant les parents, composée des deux titres les plus longs de l’album, Ghosteen et Hollywood. Nous retrouvons un Nick Cave apaisé, louant l’amour et la beauté du monde, élevant la douleur au rang d’art suprême (« This world is beautiful / Held within its stars / I keep it in my heart / The stars are your eyes / I loved them right from the start / A world so beautiful / And I keep it in my heart »), peut-être le témoignage d’une forme d’acceptation : l’enfant est parti mais il continue de vivre dans le cœur de ses parents.
À ce stade, je ne peux que m’extasier sur la beauté lumineuse des mots, une douce poésie que Nick Cave scande de sa voix sépulcrale, et je dois reconnaître que j’ai du mal à ravaler mes larmes, comme touchée par le Syndrome de Stendhal. Et le dernier morceau de l’album ne risque pas d’arranger mon cas, concluant majestueusement un album parfait en tous points, la route est longue (« It’s a long way to find peace of mind ») mais il semblerait que Nick Cave ait enfin trouvé le chemin vers la paix.
À présent, je sais que je suis en présence d’un grand album, oserais-je dire que c’est un chef d’œuvre ? Je le dis et je l’affirme bien fort, car nous ne pouvons sortir indemne d’une expérience aussi forte : Ghosteen est sans doute l’album le plus abouti de Nick Cave, mais aussi le plus personnel. Lui qui a toujours soigneusement évité de se mettre à nu, préférant nous conter des histoires, n’hésite pas ici à nous livrer sa plus grande douleur, transformant avec élégance ses souffrances : comme touché par la grâce divine, il retrace ici le long cheminement d’une âme en peine vers la lumière et la rédemption.