Marc Graciano est un écrivain à nul autre pareil et son dernier ouvrage paru aux Éditions du Tripode, Shamane, en est un troublant exemple ainsi qu’un livre qu’il vous sera difficile d’oublier.
Chez Graciano on est très rapidement plongé, immergé dans une ambiance, une atmosphère qui vous emporte, qui vous ravit à vous-même. Shamane est ici l’histoire d’une femme, treillis militaire et longues tresses conjugués, qui a fait le choix de vivre dans un camion, seule, coupée de la civilisation mais qu’on devine en lisière de notre monde ; elle vit en harmonie avec la nature, pratique le yoga et médite. Elle emprunte néanmoins certaines des facilités du monde moderne et son camion/logement ne la plonge pas tout à fait dans un dénuement absolu mais l’autorise à une forme non excessive de retrait du monde et à une vie à laquelle elle imprime son propre rythme.
L’harmonie profonde du début du texte notamment dans le rapport de la femme à la nature qui l’environne, se trouble pourtant irréversiblement lorsqu’une première personne interfère dans le récit, une randonneuse, une fille des bois au goût de fumée qui passe à quelques mètres du campement, puis lorsqu’un homme aux manières grossières s’installe sans préalable dans le camion. Le lac intérieur de notre héroïne demeure magnifique mais sa surface en est étrangement troublée…
Dans les romans de Marc Graciano tout est d’abord et avant tout écriture. S’exprimant dans un style totalement atypique et si ambitieux qu’il est tout à la fois forme et fond de son propos, l’écrivain est passé maître dans l’art de nous désaxer, de nous décentrer.
Shamane, comme son précédent ouvrage Johanne également paru au Tripode et qui contait des épisodes de la vie de Jeanne d’Arc, est composé de 16 chapitres, eux-mêmes constitués chacun d’une unique et envoutante phrase qui berce et console. Car l’ambition stylistique de Graciano est un souffle ; un souffle profond, peut-être touché par une forme de grâce, et qui nous dit le monde comme si nous le découvrions pour la première fois. Il procède par de minutieuses descriptions de ce dont il nous parle, des descriptions qui pourraient bien être inépuisables, inépuisables comme l’est le réel. Réduisant la distance entre ce dernier et les mots, il affine, précise, enrichit tel un sculpteur ou un peintre qui ajouterait, nuance après nuance, ou coup de ciseau après coup de ciseau, là une ombre, ici un vide, plus loin une musique, sans que rien n’excède ce qui peut être dit, sans que rien finalement ne parvienne à dire tout, complètement.
» […], puis elle consomme les huîtres en les aspirant bruyamment et goulûment après avoir détaché leur frein à la pointe du cran d’arrêt, et sans adjonction préalable d’un quelconque jus de citron ou de vinaigre parce qu’elle désire les manger au naturel, débarrassées de tout superflu et artifice, mais en buvant, entre l’ingestion de chacune, plusieurs petites gorgées de champagne et rajoutant une fois, mais c’est par amusement et aussi un peu par bravade bien que personne ne soit là pour s’en scandaliser, un peu de champagne dans l’eau du coquillage, et, à mesure de sa consommation, elle pose les coquilles vides les unes dans les autres, sur le nez du capot, jouant à faire s’élever le plus possible la pile sans qu’elle s’effondre, et, quand elle a fini de manger les huîtres et vidé la bouteille de champagne, la nuit est définitivement tombée et elle est grandement ivre et soliloque et, s’adressant à elle comme si c’était une personne, parle à la forêt qui l’environne. »
– Marc Graciano, Shamane
Dans cette infinie précision, notre lecture se ralentit alors, et elle nous pousse à une autre manière d’être au monde, elle nous le révèle, le déplie, le déploie comme on le ferait d’une formule alchimique.
L’auteur raffole des termes précis, inusités ou rares, mais qui, loin de conférer à ses phrases une quelconque affectation ou une certaine cuistrerie, lui donnent au contraire une puissance absolument stupéfiante, celle d’une langue à chaque fois inventée.
Cette longue litanie, cet épuisement jamais atteint du réel dans les descriptions, produit un effet de retardement du temps, de suspension de l’intrigue comme pour nous montrer que l’essentiel n’est pas dans ce qui avance mais dans ce qui est en dessous, dans ce qui élucide. On pourrait même aller jusqu’à rapprocher sa démarche du concept philosophique de « pli » proposé par Leibniz, une vision théorique où l’intégralité du Monde est contenue dans chaque simple unité. Devant la densité de chaque situation, on sent alors que notre monde s’agrandit, qu’il est tout entier dans chaque chose. L’héroïne agit, coupe ses légumes ou réalise une posture de yoga et on se surprend soi, lecteur, à initier les mêmes gestes à vouloir être avec le personnage non seulement par la parole mais aussi par les sens, aussi par nos corps. En la lisant laver, pêcher des truites arc-en-ciel, les tuer contre les galets, on reprend conscience, chacun en son action, que vivre c’est cela, aligner une somme de petits gestes quotidiens, et que c’est en eux, en leur redonnant attention, aussi basiques qu’ils soient, que nous pouvons nous éprouver vivants, que nous pouvons sentir ce temps qui nous contient et nous accueille.
Depuis que les deux intrus ont croisé la route de la femme, la tension dans le roman est devenue extrême. Nous savons que quelque chose va arriver, quelque chose de fort, de puissant. Mais si les mots permettent d’accéder aux sensations, comme la grande sensualité du chapitre Noces qui relate la rencontre des deux femmes, ils produisent aussi du sens, des sens, une polysémie féconde qui va offrir aux lecteurs plusieurs fins possibles pour cet incroyable texte.
L’ultime chapitre du roman laissera sur le lecteur une trace indélébile à l’image de ce qu’un texte comme Sukkwan Island de David Vann avait produit sur nous. Si cet homme irrespectueux vous inquiète, vous fait craindre qu’il ne cherche à revenir abuser de la femme solitaire alors il est fort probable que Shamane vous entraine vers les codes les plus réussis du thriller. Mais si en revanche vous bifurquez, partez comme l’héroïne dans un voyage astral, cet étrange voyage qu’elle semble faire deux chapitres avant la fin et qui peut apparaître comme un rêve ou une extase toxicomane, alors il est possible qu’inspiré par le titre de l’ouvrage vous souscriviez à une fin plus spirituelle et magique, qu’avec Shamane nous soit rendu non seulement ce monde-là mais peut-être un autre plus souterrain, auquel il faudrait nous relier, nous rabouter. Vous l’aurez compris, la radicalité de la plume de Marc Graciano ouvre tous les possibles et plus encore, et nous propose des textes d’une grande beauté et une expérience de lecture rare.
Si pour Graciano décrire c’est écrire (à moins que ce ne soit l’inverse !) alors l’auteur du magistral Liberté dans la montagne (que je vous invite aussi à découvrir chez Corti) a trouvé là un accès, une voie d’une grande audace, pour élargir l’espace et le temps, et nous offrir des textes aussi denses qu’engageants. Partez sans tarder avec Shamane à la découverte d’un Grand de nos écrivains contemporains.