En matière de musique comme dans bien d’autres domaines, la notion de justice paraît souvent abstraite voire absconse. Par exemple, combien d’artistes ont-ils ainsi réussi à bâtir des carrières entières sur un coup de chance (ou de génie) improbable et, à l’inverse, combien d’autres sont restés à la marge durant toute leur vie, malgré une endurance et une pertinence inentamées durant des décennies ?
Le cas du pionnier techno français Christophe Monier est encore à part, tout son parcours semblant s’être déroulé sur le fil ténu qui sépare ces deux catégories, quelque peu taillées à la serpe mais qui semblent bien représenter les deux tendances les plus lourdes, pour qui aurait consacré son existence à l’art fragile et exigeant de la création musicale.
À l’avant-garde des musiques électroniques dès le début des années 90, à une époque où la plupart de ses compatriotes auraient ricané à l’idée d’abandonner leurs guitares pour embrasser la technologie la plus pointue liée aux séquenceurs et autres samplers, voilà un artiste qui aura essuyé bien des plâtres pour les générations suivantes qui, plus opportunistes ou bien moins intègres, rafleront la mise avec l’avènement de ce que l’on a rassemblé un peu brutalement sous la seule bannière de « French Touch », comme si leurs défricheurs aînés n’avaient tout bonnement jamais existé.
Certes, Christophe Monier aura eu sa part du gâteau à la fin de la décennie, lorsque le duo The Micronauts, qu’il formait avec son partenaire d’alors George Issakidis, sera mandaté pour distiller sa science d’un son à la fois précis et puissant, sous forme de remixes radicaux pour le compte d’illustres formations électroniques anglaises, telles que les Chemical Brothers, Underworld et Death In Vegas, ou lorsque ce même tandem verra son redoutable single The Jag, longue digression hypnotique et vénéneuse, encensé par la presse musicale britannique en 1999.
Il suffit de jeter une oreille sur Rocker’s Delight, compilation rêche et brûlante publiée en 2002 et rassemblant ses productions, pour la plupart inédites, de la première moitié des années 90, ou sur l’excellent Love Addict de 1998, album de house sauvage et sensuelle, concocté en binôme avec le DJ Pascal R sous l’alias Impulsion, pour réaliser que Christophe Monier, sans avoir été à contre-courant pour autant, a toujours mis un point d’honneur à faire les choses à sa manière : là où nombre de combos du genre ont insufflé dans leurs potions respectives des relents pop ou disco, abusant parfois de recettes faciles et routinières, lui aura creusé jusqu’à la moelle l’essence d’une musique électronique âpre voire agressive, dansante mais brutale, à la fois habilement accrocheuse et ouvertement expérimentale.
Le fait que son acolyte Issakidis abandonne abruptement le projet The Micronauts, quelques mois à peine après la sortie du massif et extrême Bleep To Bleep, premier et unique véritable album conçu sous cette formule en duo, ne suffira pas à dissuader Monier de tracer son sillon singulier et radical : désormais seul aux commandes, c’est sous ce pseudonyme pluriel qu’il poursuivra l’aventure, publiant en 2004 le dantesque EP I Wanna Be Your Toy, déclinaison martiale d’un même thème répété dans nos crânes jusqu’à l’overdose extatique, qui sera suivi trois ans plus tard par l’album Damaging Consent, affinant d’un cran (d’arrêt) l’approche frontale de sa techno viciée et obsédante.
Depuis 2007 et ce dernier coup de force, on avait quelque peu perdu la trace de Christophe Monier, qui semblait s’être discrètement évaporé dans la nature, peut-être rincé par deux intenses décennies d’activisme certes essentiel, mais dont les retombées furent souvent ingrates. On aura suivi avec attention ses sorties plus confidentielles sous l’alias Rituel, association avec le producteur Thomas Regnault qui livrera de fascinantes circonvolutions house tribales et ensorcelantes, mais hormis une brève réapparition en 2012 aux côtés du duo Bosco le temps du remuant single Hoochie Coochie, le bonhomme semblait avoir tiré un trait sur son principal projet musical.
Et puis, à la faveur de la réédition en 2017, sur son propre label Micronautics, de l’un des tout premiers maxis signés The Micronauts, le furieux Get Funky Get Down, qui avait déjà connu un vif succès en 1995 dans une version alors remixée par des Daft Punk débutants, on s’est pris à croire à un retour aux affaires, en bonne et due forme, de l’intéressé. La suite des événements nous donnera raison, avec la publication à l’été 2018 du long et réjouissant Acid Party, inextricable fulgurance groovy et complexe qui aura l’honneur d’être nommée « single du mois » par la prestigieuse revue Mixmag en août.
Après cette mise en bouche prometteuse, le plat de résistance débarquera dans les bacs en décembre dernier, sous la forme d’un troisième album qui, tout en perpétuant la ligne esthétique voire éthique de ses prédécesseurs, réservera quelques surprises de taille aux amateurs : en huit plages vigoureuses et épiques, agrémentées de trois interludes salutaires et d’une curiosité expérimentale haletante (les trois minutes vrillées du flippant Hypernature), cet inespéré Head Control Body Control déploie avec une énergie communicative l’étendue du talent de son auteur, tout en dévoilant un travail inédit sur les contours sonores, distillant sur l’ensemble de sa durée un goût prononcé pour les reliefs accidentés et les rebondissements saisissants.
De l’introduction sourde du Grand Soir, qui pare d’harmonies menaçantes une rythmique feutrée semblant vouloir ressusciter le fameux Spirit Of Ecstasy cher à Serge Gainsbourg et Jean-Claude Vannier, jusqu’à la langueur délétère du lancinant Dirt, qui invite aux festivités la voix de la chanteuse Mohini Geisweiller et le producteur électro Mike Theis, une ambiance sombrement vaporeuse s’installe et nous ferait presque croire à une relative accalmie, anxieuse et palpable, de la musique de Christophe Monier. Mais entre ces deux faux plats s’incruste une véritable cime, sous la forme du funk mutant, sale et inconfortable de Polymorphous Pervert, qui plaque sur nos certitudes un groove méchant comme une teigne.
La séquence suivante hausse considérablement le ton, l’enchaînement sans temps mort du sus-mentionné Acid Party et de l’accélération vertigineuse du surprenant Elysium ne laissant aucun répit à nos sens. Lorsque les textures sonores addictives du premier débouchent avec volupté sur les intrigantes variations mélodiques du second, tout en nous donnant l’envie irrépressible de sauter en l’air sur un assaut rythmique impitoyable, on se dit que le titre de l’album constitue une véritable profession de foi : c’est bien en envoûtant les têtes qu’on prend le contrôle des corps.
Si Christophe Monier n’a jamais caché son amour éperdu des musiques noires (on se rappelle notamment de son aventureuse excursion r’n’b High Rye sur le EP I Wanna Be Your Toy), le lien entre la charge formelle de son art techno et les syncopes typiques du hip-hop n’a jamais été aussi évident que sur le frénétique Share et l’insistant Dancizer. Loin de n’être que de simples pas de côté, ces deux pistes réaffirment, avec une pertinence bienvenue, toute la parenté entre deux genres soi-disant antagonistes, qui sont pourtant nés des mêmes machines et qu’un révisionnisme inepte a artificiellement séparés, pour de douteux motifs bien éloignés des considérations mélomanes les plus pures.
Cependant, malgré toute l’efficacité stupéfiante de l’application de ses théories savantes à la puissance physique de sa musique, la vision de Christophe Monier n’est jamais aussi viscéralement précieuse que lorsqu’il fait malicieusement mine de lâcher la bride de ses machines furieuses : ainsi, le véritable coup de grâce de Cérémonie, qui le voit retrouver son complice Thomas Regnault le temps de neuf minutes explosives, déploie sur deux montées compactes, acides et implacables, ponctuées par un break halluciné trompeur, toute l’étendue du pouvoir sans partage de sa démarche insolemment intransigeante.
Car comme l’atteste un épilogue, grinçant mais humoristique, reprenant le message vocal d’une voisine mécontente lui reprochant d’écouter trop fort sa « musique de singes » (sic), Christophe Monier n’a que faire de virages artistiques ou de remises en question, même rentables, qui pourraient édulcorer la direction qu’il s’est choisi depuis bientôt un quart de siècle, tant le filon du possible des origines semble inépuisable à ses oreilles. Et pourtant, loin de toute nostalgie superflue comme de tout conservatisme dogmatique, son Head Control Body Control démontre, avec fièvre et passion, qu’il est possible (voire vital), en marge des modes jetables, de perpétuer un genre désormais ancré dans le présent, ayant finalement infiltré la culture du grand public par tous les pores, tout en le projetant avec force dans un avenir encore riche d’horizons inexplorés.
Ce héraut trop discret nous a aimablement accordé le passionnant entretien qui suit, illustrant à la perfection la dichotomie persistante entre, d’une part, la puissance frondeuse de son art du bruit organisé et, d’autre part, l’humilité touchante avec laquelle il semble se refuser à revendiquer quelque position honorifique que ce soit, tant en termes de reconnaissance, critique comme publique, que de place hypothétique au sein de l’Histoire de la musique électronique contemporaine.
Aucune importance : on le fera pour lui.
[divider style= »dotted » top= »4″ bottom= »4″]
Onze ans se sont écoulés depuis la parution de Damaging Consent, votre précédent album sous l’identité The Micronauts, et hormis une collaboration sur un titre commun avec le duo Bosco, vous vous êtes plutôt consacré ces dernières années à votre duo Rituel avec Thomas Regnault. Qu’est-ce qui vous a motivé à réactiver votre projet musical phare ?
Christophe Monier : Dans mon esprit, ce n’était pas vraiment une pause, car j’avais depuis longtemps l’idée de donner une suite à Damaging Consent. J’ai même continué à envoyer des maquettes au label Citizen quand j’étais encore signé chez eux, mais je me suis rendu compte qu’ils commençaient à prendre une direction qui ne pouvait pas correspondre à ce que je voulais faire. J’ai toujours aimé travailler mes morceaux sur des longueurs conséquentes, alors que Citizen voulait de plus en plus de titres courts, dans un format plus « pop », vraiment typique de la French Touch 2.0. Or, selon moi, on arrivait au bout de cette tendance qui, de surcroît, ne m’a jamais vraiment intéressé : je me suis donc senti à contre-courant chez eux. En revanche, j’avais bien laissé en stand-by mon propre label Micronautics (fondé en 2004, ndlr) durant toute la période où j’étais chez Citizen, et je l’ai réactivé à ce moment-là. Et puis j’avais envie de travailler avec d’autres musiciens pour me renouveler et me changer les idées, comme avec Thomas et Bosco que tu as mentionnés, mais aussi avec Mike Theis et Nicolas Ker sur leurs projets Paris et Diplomatic Shit.
Je voulais aussi changer de méthode de travail et de technologie, en me penchant un peu plus sur les nouveaux logiciels de création sonore. Je suis ensuite arrivé à un stade où j’ai compris que faire l’album comme je le voulais allait me prendre beaucoup de temps et me demander beaucoup de concentration, ce qui impliquait que j’arrête de tourner et d’avoir des revenus. Il a donc fallu que je mette un peu d’argent de côté pour pouvoir tenir. Même si j’avais un peu d’économies, je ne savais pas combien de temps ça allait durer et je voulais vraiment faire ce disque sans aucun compromis, ni sur le timing ni sur le résultat ; tant que les morceaux n’étaient pas terminés comme je le voulais, il fallait donc que je continue à travailler dessus. L’idée était de ne le sortir que lorsque j’en serai vraiment fier, en allant même jusqu’à envisager que ça puisse être mon dernier disque (silence). Je ne voulais avoir aucun regret à cet égard.
Ce nouvel album s’inscrit dans la ligne puissante de vos précédents disques, tout en offrant une plus grande diversité sonore. Vouliez-vous couvrir tout l’éventail de vos goûts propres ?
CM : D’une certaine manière, oui. Peut-être pas la somme de TOUS mes goûts, parce qu’en fait ils sont plus vastes que ça, mais… je voulais que ça englobe tout ce que je me sens capable de faire, tous les styles que je me sens légitime à travailler et explorer. Pour te donner un exemple très simple, j’adore le hip-hop, le r’n’b ou le garage, mais je ne vais pas en faire parce que je ne suis pas dans les conditions nécessaires pour me sentir capable d’en faire.
Justement, on utilise souvent les termes de techno ou de house lorsqu’il s’agit d’évoquer votre travail, mais je trouve qu’il y a deux autres références musicales très présentes qui sont rarement mentionnées. La première, que vous venez de citer, est précisément le hip-hop : quel rapport avez-vous avec cette culture ?
CM : J’étais encore un gamin lorsque j’ai découvert le hip-hop dans les années 80, lors d’un voyage linguistique aux États-Unis. À l’époque c’était un genre exclusivement électronique, c’était la période de ce qu’on appelait l’électro-funk en Europe, ce qui n’est pas du tout un terme américain. Jusqu’à Public Enemy, c’était pour moi une musique vraiment innovante et avant-gardiste. Ensuite c’est devenu le gangsta rap, que je trouvais intéressant sur bien des points, mais qui est vite devenu un facteur extrêmement limitant par rapport à ce que le hip-hop pouvait offrir musicalement. Et puis la house et la techno sont arrivées à la fin des années 80 et j’ai plongé dedans. Mais je dois quand même préciser que le premier morceau de hip-hop que j’ai entendu était le Planet Rock d’Afrika Bambaataa & The Soul Sonic Force, et qu’il s’agissait en fait d’une reprise de Trans-Europe Express de Kraftwerk. Toutes ces musiques, qu’on considérait alors comme étant celles du futur, sont liées entre elles.
Une autre référence qui paraît évidente à l’écoute de vos disques est la musique contemporaine. L’idée de dresser un pont entre musiques « savantes » et « dansantes » est-elle une volonté de votre part ?
CM (sourire) : La réponse est oui, mais je ne voudrais pas paraître trop pompeux ou prétentieux en le disant, car je ne suis vraiment pas le seul à le faire. Je pense notamment à Arnaud Rebotini avec qui je me souviens en avoir parlé à la fin des années 90, et pour qui c’était une influence très nette. Il y a aussi le compositeur Benjamin Morando (moitié du défunt duo électronique Discodeine, ndlr), dont le projet Octet s’inscrivait déjà dans cette tendance au début des années 2000 : la toute dernière référence du label Kill The DJ est un disque qu’il a sorti l’année dernière, sous le pseudo The Noise Consort, et c’est vraiment une forme séquencée de musique contemporaine, qui intègre la violence de la techno. Et il y a aussi quelques anglais qui font ce genre de choses.
Pour en revenir à votre propre travail, je trouve que sur votre nouvel album, cette dimension se ressent surtout sur les titres Elysium et Le Grand Soir.
CM : Ce sont en effet les deux morceaux sur lesquels j’ai très clairement eu envie d’exprimer une influence des musiques classique et contemporaine, qui ne forment en réalité qu’une seule et même tradition. Pourquoi ai-je voulu intégrer ça ? En fait c’est très simple : j’ai eu mon premier choc esthétique à l’école maternelle, lorsque la maîtresse nous a fait écouter L’Oiseau De Feu d’Igor Stravinsky. Je n’avais que quatre ans, mais la musique classique moderne est alors devenue une obsession. Ça a été une véritable porte d’entrée pour moi, et j’ai été naturellement dirigé vers ce type d’accords à quatre sons qui sont apparus à la fin du XIXème siècle, et qu’on retrouve aussi beaucoup dans la musique noire américaine. Certaines personnes peuvent trouver ça parfois dissonant, mais en réalité ça ne l’est pas du tout : ce sont juste ce qu’on appelle des accords enrichis en 9ème, 11ème ou 13ème. C’est donc naturellement que je me suis ensuite orienté vers la musique contemporaine, du Boléro de Ravel, qui est une œuvre très importante, jusqu’à la musique répétitive représentée par Philip Glass, Steve Reich et La Monte Young. Même quand on écoutait du rock dans les années 80, on pouvait aussi être amené à s’intéresser à ça, d’ailleurs.
Là encore c’est un univers qui paraît intimement lié à celui des musiques électroniques, tant vous semblez l’intégrer à votre travail de façon très naturelle.
CM : Tout à fait. Je dis souvent que, pour moi, l’acid house de Chicago, des choses comme Phuture ou DJ Pierre par exemple, c’est le mélange du groove de la musique noire américaine, de la sauvagerie du rock et des mélodies complètement abstraites, voire atonales, de la musique contemporaine. Et même si on n’en parle jamais d’une manière aussi formelle, je pense sincèrement que par certains aspects, la meilleure techno est aussi avant-gardiste que cette musique-là.
Beaucoup de vos pairs évoluant dans le domaine des musiques électroniques semblent préoccupés par le fait que leurs longs formats puissent être appréciés dans le cadre d’une écoute de salon, ce qui ne semble pas être votre cas. Qu’en pensez-vous ?
CM : Il se trouve qu’en matière de techno ou de house, ce sont surtout des maxis qui ont été convaincants, et qu’il y a très peu d’albums de ces genres qui ont passé l’épreuve du temps. Cela dit, je ne pense pas que la raison soit liée à ce style de musique, mais plutôt à son économie et à ses habitudes : faire un album, ça demande vraiment de s’abstraire du monde et de prendre le temps qu’il faut, ce qui a un coût en termes financiers, humains et de carrière. Peu de gens sont prêts à payer ce prix-là, parce qu’il est trop difficile de survivre dans le milieu de la musique. Pour ma part, je l’ai fait parce je pouvais me le permettre, vu que ma carrière était de toute façon au point mort. Il est même possible que je l’ai inconsciemment sabotée pour pouvoir enfin faire l’album que je rêvais de pouvoir faire (rires). Et pour cela, il faut disparaître pendant trois ou quatre ans.
En 2002, vous avez publié la compilation Rocker’s Delight qui présentait, par le biais de vos propres productions, la scène underground de la première moitié des années 90, bien avant l’avènement de ce qu’on a appelé la French Touch. Y voyez-vous un équivalent sur la scène électronique actuelle, à Paris ou en France ?
CM : Oui, il y a bien un underground de nos jours, notamment au travers de tous ces jeunes qui s’organisent en collectifs et vont aux soirées qui se tiennent en banlieue ou dans des endroits comme La Station (espace événementiel situé dans le nord de Paris, ndlr). Il va falloir attendre un peu et prendre du recul pour voir ce que ça va vraiment donner, parce que pour le moment je les trouve un peu aveuglés par l’espèce de mythe qui entoure le vinyle. Je ne veux pas faire de généralité, mais ceux que je côtoie sont très attirés par le côté spectaculaire du truc, même si ce n’est peut-être pas très gentil de dire ça (silence). Ils aiment la techno et pensent que pour en faire, il faut forcément utiliser des synthés des années 80 ou 90 et ensuite presser ça sur du vinyle. Mais ce n’était pas du tout ce qu’avaient en tête les gens qui ont inventé cette musique. L’idée de ceux qui faisaient de la techno ou de la house à l’époque, c’était juste de faire la musique du futur, de créer de nouveaux sons et de nouvelles formes en utilisant la technologie qui était alors disponible et abordable pour eux. Du coup, ces jeunes se limitent beaucoup trop, en voulant imiter une manière de faire plutôt que de s’inspirer d’un état d’esprit.
Votre nouvel album s’ouvre avec Le Grand Soir, ce qui peut évoquer une dimension politique. Croyez-vous que la musique puisse encore jouer un rôle dans ce domaine ?
CM : Oui, c’est possible, mais ça ne peut jamais être suffisant. Je précise que lorsque j’intitule un morceau Le Grand Soir, ce n’est pas forcément un appel à la révolution, mais plutôt une provocation en forme de clin d’œil, pour faire réagir. Lorsque j’ai vécu le début des rave parties en France, j’avais l’impression qu’on expérimentait un avant-goût de la prochaine civilisation, qui viendrait balayer le patriarcat. Je pense qu’il y avait un aspect spirituel dans le fait que tous ces gens se retrouvent ensemble pour faire la fête. C’était le moment où ils se reconnectaient entre eux, et on peut finalement voir la musique comme un signal de synchronisation au niveau du rythme, pour ceux qui l’écoutent et dansent dessus, jusqu’à rentrer en transe. C’était une sensation d’amour universel, sans doute accentuée par la consommation d’ecstasy. Je me demande si ce n’était pas ça l’utilité originelle de la fête, telle qu’elle existait avant que le patriarcat n’apparaisse sur Terre. Je me demande même dans quelle mesure tous les mouvements de libération du XXème siècle, en particulier dans les années 60, n’allaient pas eux aussi dans la même direction. Je pense notamment à la libération sexuelle, au combat des femmes ou à la lutte contre le colonialisme : tout cela pourrait aboutir à la sortie du patriarcat et de ses déclinaisons spirituelle ou économique, que sont le monothéisme et le capitalisme. Si ça n’arrive pas, je suis convaincu qu’on va vers la destruction de la planète. En tout cas c’est comme ça que je vois les choses.
Le disque s’achève sur Planète Des Singes, qui reprend un vieux message téléphonique laissé par une voisine se plaignant du volume sonore, le qualifiant de « musique de singes ». Avec le recul, pensez-vous que la musique électronique a pénétré les codes du grand public ou qu’elle a été, au contraire, récupérée par eux ?
CM : Oui, c’est un message qui m’a été laissé à la fin des années 90 ou début 2000. Pour le reste, je ne pense pas qu’il s’agisse d’une récupération opportuniste, mais plutôt qu’elle est naturelle : aujourd’hui, la musique électronique s’est imposée partout, ce sont devenus des sons familiers pour tout le monde. Les gens qui sont nés après l’apparition de cette musique ont été baignés là-dedans, c’est donc juste un langage naturel pour eux. C’est comme ça que les mouvements artistiques ou culturels évoluent : ils finissent toujours par agrandir le cercle des gens qu’ils touchent, par atteindre le grand public et être récupérés par les marchands. C’est inévitable. Il m’a toujours semblé évident que ce qui était la musique du futur allait finir par toucher tous les styles et devenir la musique du présent. Néanmoins, ce n’est pas parce que la musique est électronique qu’elle est intéressante ou nouvelle : il faut trouver autre chose.
Head Control Body Control est disponible en CD et digital depuis le vendredi 7 décembre 2018 via le label Micronautics.
Site Officiel – Blog Officiel – Facebook Officiel – Instagram – Twitter