[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#cf9a7c »]L[/mks_dropcap]e livre de Thierry Crouzet est un objet littéraire singulier : écrit comme un roman, authentique comme une confession. Peut-être parce que son auteur est lui-même un écrivain singulier : passionné puis défiant vis-à-vis du tout numérique, ses publications antérieures ont toutes une relation, dans le fond ou dans la forme, avec cet univers qui nous environne aujourd’hui de façon un peu envahissante… Ce livre est donc sans doute le premier où Thierry Crouzet raconte une histoire intensément humaine et personnelle, celle d’une relation père-fils abîmée qui ne sera jamais réparée.
Le titre est trompeur : ne vous attendez pas à un roman à la Yann Moix… Thierry Crouzet se rappelle, raconte, analyse, explore toutes les facettes de ce qui a fait de son père ce qu’il était. Un tueur comme beaucoup d’autres, baptisé au meurtre pendant l’infâme guerre d’Algérie.
Aujourd’hui, on parle volontiers de ce syndrome post-traumatique qui touche les ex-combattants de toutes les guerres. Quand Jim, le père de l’auteur, revient d’Algérie, on n’avait pas encore donné de nom à ce qui a fait de ces anciens soldats des êtres définitivement étrangers à leur monde, aliénés, incompris. Pour raconter la vie de ce père « tueur », Thierry Crouzet va utiliser le journal de Jim, et ses propres souvenirs d’enfant terrorisé par la violence de son père, incapable de comprendre pourquoi cet homme le menace, violente sa mère, l’oblige à passer toutes ses nuits barricadé dans sa chambre, bloquant sa porte avec une chaise dérisoire…
Thierry Crouzet, au fil de son récit, accomplit son propre voyage, entre le moment où son père âgé lui a donné à lire son autobiographie, qui s’arrête à la guerre d’Algérie, et le lendemain de sa mort, où le fils découvre une lettre que son père lui demande de n’ouvrir qu’après sa mort. Une lettre qui ne sera jamais ouverte… Du moins pas devant nous, lecteurs.
Tout au long de ces vingt pages, le fils va, enfin, comprendre ce qui a fait de son père, le chasseur, le pêcheur, un tueur. En lisant ces quelques pages manuscrites, le fils sait déjà à quoi il s’engage : « Je dois entrer en Jim, me mettre à sa place comme je le ferais avec un personnage de roman. » Cette expérience-là, c’est à cela que se résume la vie de Jim : c’est sans doute pour cela qu’il la considère comme son autobiographie entière.
Lorsqu’il part en Algérie, Jim est grand, costaud, blond, courageux. Cela lui vaudra de connaître tous les dangers, d’échapper miraculeusement à tous les guet-apens qui attendent les soldats sacrifiés sur l’autel de l’Algérie française. Il tombera amoureux de la jolie Jeanne, mènera, un temps, la vie nonchalante des Algérois bronzés et souriants qui rentrent de la plage et profitent de la fin de l’été. Mais bientôt, il faudra partir à la frontière du Maroc… Là, il devra faire preuve de courage, éviter les pièges, subir les ordres de supérieurs cruels ou imbéciles, combattre un ennemi qui n’a pas vraiment de visage. Là, il sera témoin des tortures, des viols de petites filles, témoin de la transformation de types ordinaires en barbares persuadés de leur bon droit par un conditionnement sans pitié. Il sera témoin et acteur de sa propre transformation le jour où il tuera un homme pour la première fois. Une transformation irréversible, définitive…
Ce père, paradoxe vivant, qui faisait tout pour sa famille tout en la maintenant dans une terreur permanente, Thierry Crouzet va, enfin, apprendre à le connaître… Trop tard, sûrement. C’est sans doute l’aspect le plus bouleversant de ce récit : l’auteur reconnaît volontiers ses maladresses, ses aveuglements… Le fils, devenu père de famille, s’apprête à accomplir le chemin du pardon, à comprendre et à combattre sa propre violence, à faire enfin la paix avec cet homme, cet inconnu appelé Jim.