Les Éditions Maurice Nadeau nous donnent accès, ce mois-ci, dans leur petite collection poche à un recueil de textes de Thomas Bernhard, regroupés sous l’intitulé Ténèbres et initialement publiés en 1986. Il s’agit de textes qui ne font pas à proprement parler partie du corpus de l’œuvre de Bernhard mais qui de par leur nature (discours de remerciements lors de remises de prix, interviews, articles de revues, …) et leur contenu, permettent un accès direct à la pensée d’un des plus énigmatiques et fascinants auteurs du vingtième siècle.
Grâce à cette petite compilation éclairante, il nous est permis de voir et d’entendre quasiment avec les yeux et les oreilles de l’auteur notamment au travers des échanges directs retranscris dans l’incroyable et quasi surréaliste entretien avec le journaliste du Zeit André Müller, qui se tient pour partie au domicile même de Bernhard . Un domicile qu’il occupe avec sa tante qui n’est d’ailleurs pas sa tante et qu’on pourrait croire tout droit sortie avec son ombrelle et ses réparties théâtrales d’une des planches des aventures de Babar ou d’une pièce de l’auteur autrichien! Si la question du suicide est au premier plan dans ces échanges, question qui hanta Thomas Bernhard qui avait déjà fait deux tentatives de suicide à dix ans (!!), on comprend également que c’est cette absurdité assumée de la vie qui a permis a Bernhard d’écrire et de devenir l’auteur incontournable de romans et de théâtre qu’il est devenu. On perçoit avec intensité combien les variations des états internes, métaphysiques, de l’auteur interfèrent avec la capacité à écrire de celui qui indique ne pouvoir le faire que quand il va mal, que quand paradoxalement il n’a plus de vitalité. C’est en effet curieusement à l’intérieur du creux dépressionnaire qu’il puise l’énergie pour écrire et y « prend un plaisir immense« et pour nous suprpenant. Il s’arrête longuement d’ailleurs sur cette versatilité de l’existence pour faire comprendre à son interlocuteur les conséquences de celle-ci sur notre place en ce monde, sur le fait que les choses changent tout le temps et qu’il n’y a jamais rien de stable ni d’acquis. « Une construction de béton ce n’est jamais rien qu’un château de cartes, dit-il, il suffit qu’arrive le coup de vent qu’il faut. »
C’est sans conteste en raison de cette instabilité générale de son être au monde que ce détracteur nihiliste et sombre de notre modernité délétère se sent le mieux quand il est « seul avec lui-même », quand il n’est obligé à rien et que « toutes les choses se valent ». On distingue alors que ce qui peut à première lecture dans son œuvre s’apparenter à une radicalité brute, violente, est en fait une sorte de véritable abandon à soi-même et au monde, à son inexorable flux, à son chaos totalement imprévisible et presque voluptueux. Le génie de Bernhard réside évidemment dans sa capacité à nous dire cela et tellement plus encore dans une langue où le désenchantement se pare d’une beauté glaçante et envoûtante. Les quatre pages de l’allocution pour le prix de littérature de la ville de Brême, Le froid augmente avec la clarté, en sont un bel exemple qui résonne terriblement en ce début de vingt et unième siècle, où sans doute nous aussi, nous nous sentons progressivement geler dans une étrange clarté.
Les souvenirs autobiographiques, enfin, qui traversent le recueil rappellent combien Thomas Bernhard aura lutté très jeune contre une Autriche soumise à la main de fer conjointe du nazisme et du catholicisme et combien cette jeunesse douloureuse aura façonné et déterminé irrévocablement ce à quoi il aura finalement consacré sa vie et qu’il résume ainsi dans le 2ème jour d’une auto-interview présente ici sous le titre Trois jours : « Résister comme je l’ai déjà dit exprime à mes yeux TOUT« . Résister à soi, résister aux autres, résister au monde, un manifeste.
« Et il faudrait que, de soi-même, tout se détache de vous et disparaisse sans bruit. Il faudrait sortir de ces ténèbres qu’il est impossible, qu’il est devenu en fin de compte totalement impossible de maîtriser sa vie durant, et entrer dans ces autres, ces secondes, ces définitives ténèbres que l’on a devant soi et pouvoir les atteindre aussi vite que possible, sans détours, sans arguties philosophiques, y entrer tout simplement… et si possible précipiter l’arrivée des ténèbres en fermant les yeux et ne les rouvrir que quand on aurait la certitude d’être absolument dans les ténèbres, les ténèbres définitives. »
─ Thomas Bernhard, Ténèbres
Je profite de cette sortie poche qui ravira et guidera les lecteurs de Thomas Bernhard pour vous recommander, si a contrario vous n’avez jamais lu cet auteur majeur, de commencer votre découverte par le récit La Cave, judicieuse entrée dans cette œuvre dérangeante et qui fût ni plus ni moins, pour moi, un vrai choc de lecture. Ouvrir un livre avec le sentiment de ne jamais avoir rien lu de tel ailleurs, découvrir une prose décapante et saisir une pensée absolument originale, voilà ce qui attend celui qui prend le risque de descendre dans cette cave et d’y suivre le jeune lycéen qui soudain décide de tourner le dos à ce qu’il est programmé à être pour tenter de devenir lui-même, qui choisit le « sens opposé » et assume cette radicalité totale.
L’écrivain qui tient la plume derrière la page n’a rien calculé, rien anticipé, sa voix est d’une liberté et d’une détermination incroyable, caractéristiques dont Bernhard use et abuse pour dire exactement ce qu’il souhaite dire, sans prendre gare aux jugements, sans prendre gare aux contradictions, aux impasses d’une pensée qui, et c’est là la magie de cette œuvre, déstabilise et inquiète mais stimule, bouscule, accompagne longtemps (toujours !).
Avec ces deux très bonnes raisons d’aller faire ou refaire une halte auprès de cet auteur inclassable, prenez le pari du risque en littérature!
Ténèbres de Thomas Bernhard
Traduit par Claude Porcell et Jean De Meur
Poche Maurice Nadeau , 14 juin 2024
La Cave de Thomas Bernhard
Traduit par Albert Kohn
L’imaginaire, Gallimard 1982