Vous en aurez sans doute fait une fois ou l’autre l’expérience, celle d’envier la place d’un animal. Et si sans doute la vitesse du guépard ou la liberté de l’oiseau vous ont tenté, il y a fort à parier que la nonchalance et l’apparente quiétude de la condition féline aient retenu votre désir de métamorphose. Mais que se cache-t-il dans cette envieuse idée? Que dit-elle de nous et de nos impasses ? C’est à ce petit jeu aigre doux que le romancier et poète portugais Valerio Romão se livre au sein de dix courtes nouvelles aussi touchantes que surprenantes.
Les dix textes du recueil pourraient être (et le sont peut-être ?) dix moments de vie où ce furieux besoin de sortir de soi s’est manifesté, ou bien comme il m’a plu de les entendre, l’écho de dix personnages un jour traversé par cette folle urgence. Valério Romão ne s’encombre pas dans ces brefs textes, de prolégomènes. Il attaque frontalement son sujet en nous plongeant abruptement au cœur de la misérable ou drolatique condition des protagonistes pour nous confier, tels autant de secrets, Dix raisons de vouloir être chat. Car c’est à chaque fois comme en miroir de nos impuissances, échecs ou malheurs que cette idée de devenir un chat les traverse; c’est en effet bien moins par une attirance absolue pour les qualités félines, même si celles-ci sont évidemment pointées et parfois désirables en elles-mêmes, qu’ils aspirent à endosser la fourrure du petit quadrupède, que pour échapper à ce qui se fait de moins enviable dans nos humaines vies.
Car oui si nous étions des chats, beaucoup de nos souffrances et de nos tortures existentielles s’apaiseraient. Celles qu’une hiérarchie sociale fait subir aux plus pauvres ou aux plus démunis d’entre nous; celles que nos cadres étroits de normes et d’obligations nous imposent et qui rognent nos libertés; celles que les misères du corps nous font sentir dans le handicap, la vieillesse ou la maladie, encore que le très sensible cinquième texte La raison paralysée n’envisage bien sûr qu’un archétype de chat en parfaite possession de ses étonnantes capacité de déplacement !
« Après, je sortirais peut-être de chez moi par le rebord de la fenêtre et je chercherais le soleil avec une voracité de photosynthèse, je pourrais me vautrer sur les toits sans me soucier de mes vêtements, des bêtes ou des mères-de-garde qui communiquent entre elles par des signes étranges à propos des friponneries de leurs enfants. Je serais un chat normal et gros, gonflé de sommeil et de restes, un chat espiègle et reproducteur, je serais le refuge de Morphée pendant le jour et l’alcôve de Vénus pendant la nuit. Plus besoin de contempler de vieilles photos encadrées aux poses révérencieuses, des petites boites en plastique où on épingle les parents-qui-sont-au-ciel, le grand mensonge des regrets en papier mat et la litanie des vieux qui réclament un enterrement de chefs d’État en retraite. Je serais peut-être plus heureux sans les désirs télévisuels qui donnent aux enfants pauvres l’impression d’être un rien importuns pour les plus fortunés, un rien qui promène son camion en plastique attaché à son cou par un ruban putréfié, je serais plus heureux sans les chaussettes de Donald Duck que ma mère achète à la foire aux occasions des gitans sur les marchés, je serais plus heureux si on mangeait du filet de bœuf plutôt que du riz à la tomate, je serais plus heureux si je ne savais pas distinguer un plat de nourriture d’un seau d’ordures, si je ne sentais pas que je dois respecter une panoplie aléatoire de règles absurdes en raison de ma filiation génétique à une communauté de mammifères aspirant à la divinité. »
─ Valério Romão, Dix raisons de vouloir être chat
Il est aussi un domaine primordial de nos existences dans lequel Valério Romão semble fantasmer une supériorité de nos amis félins, c’est l’amour. Que ce soit les mésaventures rocambolesques d’un étudiant tyrannisé par ses envies sexuelles ou celles d’un couple qui s’est aimé mais dont l’histoire s’essouffle, il nous propose de rêver à une vie où le désir et le plaisir seraient biologiquement pilotés, à une sexualité non pensée et où nos cœurs assoiffés de romance serviraient uniquement à faire circuler notre sang.
Mais ce n’est pas si simple d’être un chat, et c’est sans doute la pirouette réflexive que réalise ce détour par la condition féline. Les renoncements proposés par chacune des situations dessinent une forme de vie qui gagne effectivement en sérénité mais qui semble aussi, finalement, s’affadir ou au moins se teinter d’une légère amertume. De quoi peut-être nous redonner goût à nos inexorables existences misérables, à limiter la compassion que nous nous auto prodiguons et à nous regarder avec l’humour et la distance auxquels nous invite l’auteur.
Quant à moi cet après midi j’avais laissé le journal du Week-end sur le canapé. Cherchant un endroit pour une énième sieste, le chat de la maison l’a imperturbablement piétiné, à peine déstabilisé par l’absence de souplesse du papier. Les nouvelles accablantes de ceux qu’on laisse mourir dans l’indifférence, de celui qu’on s’apprête à remettre au pouvoir, de celui qui s’y maintient à vie étaient évidemment indétectables par ses quatre coussinets roses et ses pourtant impressionnantes vibrisses . Et alors là oui, moi aussi, quand même, je l’ai infiniment envié.
Dix raisons de vouloir être chat de Valério Romão
Traduit par João Viegas
Chandeigne, 5 Janvier 2024