1995. Les Stones sortaient d’une tournée triomphale pour accompagner Voodoo Lounge, un excellent album, sorti l’année précédente. C’était un énorme cirque, un son et lumière à leur gloire chaque soir, premier concert du genre auquel j’assistais et qui faisait l’effet d’un singulier péplum. La rumeur annonça, au milieu de cette grosse machine, des soirées plus intimistes, dans des endroits avec un public d’heureux privilégiés, les bras ceints d’un bracelet qui devenait un sésame précieux pour l’événement. Ca se produisit notamment à l’Olympia, où des fans extatiques avaient pu choper des places, sous le regard agrandi d’envie des pas assez téméraires dont je fus. Ca a donné un disque, merveilleux et dépouillé qui revisitait leurs standards, et où on retrouvait l’alchimie d’un groupe, un tantinet diluée dans les grands stades.
Car on l’oublie parfois, Mick Jagger et Keith Richards comptent parmi les plus grands compositeurs que le rock ait porté, et les concerts des Rolling Stones, encore à ce jour et quoiqu’on en pense, sont assez enthousiasmants d’énergie. Mais ici on se concentre sur le raffinement protéiforme de leur production, de leur rage explosive et rebelle (« Street fighting man« ) à leurs racines blues (« not fade away« , « the spider and the fly« ). Et surtout des chansons dont la mélodie vous emporte absolument avec une grâce céleste et mélancolique (« Shine a light« , « Wild horses« ). Le plaisir explose à chaque intro, parfaitement réorchestrées, les guitares acoustiques et le piano en avant, l’élégance rythmique et la sobriété de l’excellent Charlie Watts (le plus grand batteur du monde, et mon Stones préféré, pour ceux qui suivent). On sent la joie, communicative, de ce grand groupe qui recouvre la presque l’esprit d’une répétition, d’un retour aux sources (citons également « Sweet Virginia« , et sa noblesse country, la mélancolie rieuse de « Dead flowers« ).
Avec ce disque on est loin des superlatifs et des écrans de fumée mais au cœur d’une passion musicale, aux racines des pierres roulantes. C’est dans celui-ci en particulier qu’on entend leur âme et leur incroyable richesse, la voix changeante de Jagger qui est proche de l’interprétation d’un acteur à chaque chanson. Et les ponctuations brillantes et un peu en décalage de Richards donnant aux chansons une allure relâchée d’improvisation jazz. C’est quelque chose de profondément détendu, jusque dans les solos d’harmonica. On est comme dans un salon où ils feraient cercle pour vous jouer de la musique. Et pour vous rappeler ce qui vous a fait les aimer si fort.
« Like a rolling stone« , hymne dylanien s’il en est, est instantanément marqué de leur sceau et de leur générosité, quand Dylan le rendait plus violent et revendicatif. L’orgue vient rappeler des accents de Rythm and blues, régulièrement. Stripped prend parfois des accents gospel, et fait un peu mentir son titre qui n’évoquait pas tant de souffle. Seulement le catalogue stonien est monumental et vous emportera dans ses cieux, même en version acoustique. Cela souligne l’éternité et l’efficacité de ces classiques aux mélodies irrésistibles. Une intimité particulière se crée entre leur public et eux qui fait que jamais on ne se lasse. Qui fait qu’à chaque intro s’ajoute une rafale de souvenirs, d’époques, de visages et d’histoires confondues. Les leurs. Les nôtres.
On les sent conscient de ce statut comme seuls sans doute peuvent l’être les plus grands (comme leur vieil ami Paul McCartney). Ils ont leur signature sur quelques recoins de nos âmes, ceux qui sourient, qui frissonnent et ceux qui dansent. Sans le grand cirque publicitaire, sans les feux d’artifices, sans les effets spéciaux, on les a retrouvés plus fort ici qu’ailleurs.
Et c’était merveilleux.