[dropcap]C[/dropcap]’était à Berlin en 1977.
David Bowie se remettait des années de folies et d’addictions diverses et recouvrait une santé mentale ébranlée après les excès du Thin White Duke. Il composait sa trilogie berlinoise avec Brian Eno (Low, Heroes et Lodger). Réfugié dans cette ville où il jouissait d’une relative tranquillité et où, après des années de dédoublements et de vertiges glorieux, décadents et trompeurs, il redevenait lui-même et reprenait doucement le contrôle de sa vie.
La ville était coupée en deux par le mur, marqué par la scission brutale qu’elle incarnait douloureusement entre l’Ouest et l’Est. Bowie en fut frappé durablement et cette inspiration se retrouve jusque dans sa toute dernière période (Where are we now ?). La chanson Heroes y puise une partie de son inspiration. Deux amants sont séparés par le mur et ne peuvent se retrouver qu’un jour par an. La réalité était plus prosaïque : le producteur Toni Visconti, alors marié, avait une aventure avec une jeune allemande, Bowie les avait vus s’étreindre et avait écrit la chanson. En très peu de temps. Presque d’un élan.
Il y a quelque chose de simple et de miraculeux dans cette chanson. De très direct aussi. Elle est un crescendo sublime. L’enregistrement s’est fait en jouant sur trois micros (du plus proche au plus éloigné pour les cris à la fin).
Bowie commence par parler, presque murmurer son amour sur une ligne de basse, timidement. La mélodie s’affirme, têtue comme une irrésistible danse. Il chante, d’abord d’une voix suave et grave, faisant appel à des images éthérées et idéales (les dauphins). Faisant déjà le serment fébrile et teinté d’inquiétude que rien ne saurait les séparer, qu’ils seraient plus fort que toutes les circonstances.
Puis on ressent l’urgence, le danger, dans la guitare qui affirme sa plainte et dans sa voix qui se mue peu à peu en hurlement. Il ne souhaite plus, il ne rêve plus, il se bat d’un amour courageux contre l’adversité. L’inquiétude sourde semble éclater, la passion aussi dans un mouvement synchrone et désespéré.
Bowie éclate de colère, d’amour et de révolte, se brise la voix dans la fièvre et contre la fatalité qui menace les amants qu’il évoque. Tout les séparera mais ils s’organisent leur parenthèse d’éternité, leurs points de suspension, l’étreinte qui les déchire et se heurtera à la réalité. En avoir le courage. Même pour un seul jour. Devenir des héros pour le siècle des siècles et en faire le serment, régner sur le monde en souverains éphémères avant qu’il ne les sépare.
Comme un défi, même à la mort. Une fierté désenchantée. Une profession de foi. Au pied du mur et dans les lignes de mire, s’embrasser quand même. Malgré l’interdit. Se sentir puissants par la seule force de ce qu’on ressent, de ce qu’on désire, envoyer le monde au diable. Et s’aimer malgré tout. Contre les évidences.
La chanson d’amour devient un impressionnant manifeste de courage et d’humanité. Un hymne qui transcende et galvanise. Une épopée et un sommet inattendu qui commençait comme un murmure intimiste.
À chaque concert, lorsqu’elle arrivait, le public était soulevé comme un océan déchaîné par l’espoir. Un manifeste d’existence. Un combat desespéré et victorieux. Quelque chose d’essentiel, de vital et d’universel. Une parabole pour tous les gens qui s’aiment et qui défient les voies toutes tracées, les corsets trop serrés. Cette démence merveilleuse qui vous donne la force d’abattre toutes les barrières, toutes les injustices et toutes les conventions.
Juste pour un jour.