[mks_dropcap style= »letter » size= »52″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]« T[/mks_dropcap]out commença dans la steppe, dans le cercle des regards qui crépitaient avec le feu de camp. La voix du violon de Jag planait par-dessus l’hiver immobile qui parfois arrêtait le cœur des hommes. »
Dès l’incipit, on sait que l’on tient là un de ces romans rares et intemporels que nous réserve parfois la rentrée littéraire française et dont le titre mélancolique est à lui seul une promesse de voyage. Et si l’on comprend que ce voyage va nous conduire au cœur des ténèbres, on pressent qu’il sera parcouru d’éclats de lumière, comme l’est un ciel d’orage. Ouvrir ce roman, c’est s’asseoir un instant en silence auprès d’une flamme claire et écouter les histoires de sagesse des anciens et les accents mélancoliques des violons tziganes. C’est toucher du doigt la soif de vivre et de liberté d’un peuple qui fascine autant qu’il inquiète. Mais c’est avant tout accepter de plonger dans le destin tragique et souvent méconnu de ce peuple malmené par l’Histoire et les hommes et cheminer, le temps d’une lecture, aux côtés de ces minorités rejetées et persécutées que la mémoire collective a longtemps oubliées ou refusé de voir.
Anton Torvath est né au cœur de la steppe kirghize, entre le Kirghizistan et le Tadjikistan, à l’ouest de la Chine. Le “fils du vent” grandit dans le petit cirque jadis célèbre de sa famille entre l’amour inconditionnel de ses parents, Svetan et Smirna, la présence bienveillante des membres de la troupe – la kumpania – et les leçons du vieux Jag, un violoniste lettré qui a percé à jour cet enfant intelligent, vif et avide de connaissances, et le prend sous son aile. Il lui apprend à utiliser les plantes médicinales, à observer le monde qui l’entoure mais également, à lire et à comprendre le pouvoir des mots.
Dans la Kumpania, on se méfiait beaucoup de ceux qui savaient lire. Les livres étaient des prisons pour les mots, des prisons pour les hommes. Les premiers comme les seconds n’étaient libres qu’à virevolter dans l’air ; ils dépérissaient sitôt qu’on les fixait sur une page blanche ou un lopin de terre ».Alain Mascaro
Comme son père Svetan l’avait prédit avant sa naissance, lui qui voit dans ses rêves, Anton devient un prodigieux dresseur de chevaux. Mais pas seulement : le garçon semble en effet avoir mille dons, comme celui de déchiffrer et comprendre toutes les langues, notamment celles des gadgé. Ce qui, il faut l’avouer, rend bien des services à la troupe. De saison en saison et de village en village, la kumpania va son chemin, dressant son chapiteau partout où l’on veut bien l’accueillir. Jusqu’à ce que le monde se ferme soudain, comme l’avait deviné le vieux Jag avant de quitter ses compagnons. « Le vent tourne comme un manège et s’en va vers le pire » et le bruit des bottes nazies remplace bientôt le rire des enfants dans une Europe dévastée, devenue l’incarnation même de l’Horreur.
Le jeune Anton n’échappe pas plus au joug nazi que ceux de son peuple : tzigane ou juif, le sort est le même. Les tziganes sont regroupés et entassés dans une partie du ghetto, quand ils ne sont pas exécutés sommairement. Remarqué par Simon, un vieux médecin juif au grand cœur, pour ses talents de guérisseur, Anton échappe in extremis à la mort en prenant l’identité d’un jeune juif décédé avec la complicité du vieil homme. Mais le répit est de courte durée et Anton se retrouve bientôt, comme toute la population juive, jeté dans un wagon à bestiaux, en route pour les camps de la mort. Sauvé, une fois encore, par un étrange concours de circonstances, s’efforçant d’aider ceux qui tombent autour de lui, Anton devient la mémoire de son clan. Le nom des disparus sera désormais la prière qu’il inscrit dans son esprit et lui donne la force de rester debout.
Il traverse l’Europe en guerre, accompagné de son cher Jag, du vieux Simon et de la mystérieuse Yadia, une ancienne officier de l’Armée rouge. Ainsi suivons-nous cette petite troupe improbable de survivants, de frères unis dans l’adversité en dépit de leurs différences, dans une bouleversante épopée à travers une Europe meurtrie et glaçante. Confrontée à la peur, au danger permanent et à l’incommensurable noirceur de l’âme humaine, la kumpania avance envers et contre tout, menée par Anton, rescapé et résilient qui, fort de la mémoire de son peuple, continue d’écrire l’histoire des siens et n’a de cesse de chercher la beauté du monde derrière la barbarie.
Si les fils du vent parcourent la peau du monde, ce n’est pas pour le simple plaisir d’aller d’un endroit à un autre ou pour simplement connaître l’errance ; c’est une façon de dire que leur pays n’est pas ici ou là, pour la simple raison qu’il n’est nulle part, en tout cas pas enclos entre des frontières ! Nous ne sommes que de passage, comprends-tu ?
Alain Mascaro
Avec un indéniable talent de conteur, Alain Mascaro tisse une histoire bouleversante aux accents de conte, nourrie du folklore et de la culture tzigane, à travers l’épopée d’Anton, héros attachant et inspirant, rattrapé par l’incroyable destin que son père avait pressenti pour lui.
Dans une prose incandescente, d’une beauté et d’une poésie parfois saisissantes, l’auteur fait entendre la voix de ces oubliés de l’Histoire à travers ce chant empli de douleur et d’espoir. Un chant des errants surgi du passé et qui résonne pourtant étrangement en nous, tant il fait écho aux temps que nous vivons. Convoquant les ombres d’un peuple qui a enduré mille persécutions, il nous livre un roman envoutant entre obscurité et lumière, désespoir total et foi inébranlable en la vie.
Rares sont les romans français qui abordent le « Porajmos », le génocide tzigane perpétré par les nazis et leurs alliés, et qui nous rappellent à quel point les peuples nomades ont été ostracisés et incompris dans leur volonté d’être, à la fois, de partout et de nulle part et d’avoir pour seul abri le toit du monde… A l’instar des remarquables Le silence ne sera qu’un souvenir (Gaïa, 2011) de Laurence Vilaine ou N’entre pas dans mon âme avec tes chaussures (Liana Levi, 2013) de Paola Pigani, Alain Mascaro met magnifiquement en scène la tragédie d’un peuple, entre nostalgie de l’errance et abomination du génocide. Porté par un grand souffle romanesque et des personnages inoubliables, Avant que le monde ne se ferme est à la fois un hommage vibrant au peuple tzigane, une ode à la liberté, une leçon de fraternité et une dénonciation de la folie des hommes. Une très belle découverte que ce premier roman mélancolique et puissant, qui donne à méditer en ces temps où le ciel de la pensée s’obscurcit, où certains discours radicaux ressurgissent et où la peur et le rejet de l’Autre ne cessent de grandir.
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Avant que le monde ne se ferme de Alain Mascaro
Editions Autrement, 1er septembre 2021
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Image bandeau : Wikimedia – Creative Commons – Asperg, Déportation des Sintis et des Roms