Alors qu’elle conclut une rencontre littéraire pour un précédent ouvrage, la narratrice/écrivaine de Sortir au jour, alter ego d’Amandine Dhée dont c’est le dernier livre publié aux Éditions La Contre Allée, doit affronter un lecteur (homme !) qui tient à lui signifier qu’il n’aime pas le mot autrice. Par solidarité chacune des femmes présentes s’étonne qu’on ne leur ait pas reproché d’être pour l’une institutrice, ou pour l’autre animatrice, voire thanatopractrice. Thanatopractrice, cette jeune femme ? Ce sont alors les propres projections de la narratrice qui viennent questionner celle qui prétend l’être… La rencontre devient inévitable.
Le touchant récit que nous livre l’autrice de La femme brouillon et d’À mains nues, aborde avec cette gravité légère qui caractérise sa voix, un sujet toujours aussi sensible et délicat, celui de notre rapport avec l’idée de la mort. Sachant à la perfection offrir une caisse de résonnance tant à nos ultra-modernes questionnements existentiels qu’à nos peurs archaïques, Amandine Dhée nous confie avec beaucoup de simplicité des choses profondes et essentielles, de celles qu’on ne se dit parfois qu’à soi et encore, de celles qui viennent désormais étrangement prendre le pas sur le sexe, passé la quarantaine, dans les conversations entre amies. L’angoisse de la mort des enfants qui engloutit régulièrement la mère qu’elle est telle la vague incontrôlable d’un tsunami, la mort qu’on finit par rencontrer tout proche de soi dès qu’on avance en âge, celle de l’amie emportée par le cancer et qui était pourtant là hier, bientôt celle des parents peut-être.
« Bien sûr que je vais vivre avec son absence. Bien sûr que je l’ai déjà acceptée.
Dealer avec la tristesse. Ce truc qui nous tombe dessus. Je connais bien la colère, un peu trop bien parfois, mais enfin, cela donne de l’énergie, ça met en mouvement. La tristesse creuse. Face à la beauté d’un paysage, je pense parfois à elle, qui ne verra ni ce vert ni ce bleu.
La tristesse ne dure pas, disons plutôt qu’elle se fige, qu’elle durcit, forme un petit caillou, gratitude, chagrin, pense-bête.»
– Amandine Dhée
Alors la rencontre avec Gabriele, la thanatopractrice ce sera ça : confronter ce qu’il y a avant la mort, la frayeur absolue, l’idée inconcevable, l’incapacité à admettre, avec ce qu’il y a après, la familiarité avec les corps sans vie, l’apprivoisement des regard figés, l’attention, le soin à ceux qui par définition ne peuvent plus rien sentir. Comme si l’une pouvait aider l’autre à guérir, comme si découvrir quelqu’un qui n’avait pas peur DES morts pouvait aider à ne pas avoir peur de LA mort, comme si le pluriel pouvait diluer l’angoisse comme l’eau, la peinture.
Ce sont les trajectoires des deux femmes qui, chapitre après chapitre, tissent alors un singulier dialogue, une partition apaisante, presqu’une sorte de consolation au sens antique du terme. L’attention que Gabriele porte vers les corps dont elle s’occupe, le dialogue qu’elle entretient avec eux au cours des soins, tout contribue à rendre l’inévitable plus acceptable, à apaiser notre légitime révolte. La structure même du récit tend à brouiller l’inexorable court du temps. La rencontre avec Gabriele qui détermine la narration ne nous sera donnée qu’à la fin, comme si on pouvait finalement échanger les débuts et les fins quand on a apprivoisé ou fixé le temps, et que nos trajectoires individuelles, nos minuscules vies n’étaient plus qu’histoires, récits, fictions, qui on le sait se disent autant à l’endroit qu’à l’envers. Fiction et réalité qui s’intercalent d’ailleurs à la narration d’Amandine Dhée qui joue avec elles et restitue entre sa prose dans une audacieuse cohabitation, le script d’un épisode de Vis ma vie, où une téléspectatrice faisait l’expérience de la vie d’un Thanatopracteur.
« Gabriele dénoue les traits des visages défunts, ferme les yeux, fait se joindre des mains. Elle met en scène une fin paisible, elle oppose un récit au chaos. C’est bien que la personne ait l’air endormie plutôt que décédée. Ce n’est pas un mensonge puisque tout le monde veut y croire.
Parce qu’on en a besoin, parce qu’on a peur. Personne n’est dupe, mais on joue le jeu. J’apprends que la chambre mortuaire s’appelle un amphithéâtre. Le temps d’une veillée, nous lier avec ce récit. »
– Amandine Dhée
Après les années de pandémie, on ne peut éviter de remarquer que ce sujet si rare, celui de du soin aux défunts qui a tant fait défaut durant la crise sanitaire, ait pollinisé plusieurs textes de jeunes autrices, comme ce fût le cas avec le premier roman de Marie Mangez chez Finitude en 2022, Le parfum des cendres, ou les récits d’écrivains qui n’ont pas pu accompagner ou de façon insatisfaisante leurs proches vers leur dernière demeure. Nos sociétés où la mort se cache, où la maladie est taboue voire honteuse, ont vu de près ce qu’on ne regarde que de loin, en coin, ce qu’on tente d’oublier. L’immersion collective dans une commune vulnérabilité semble peut-être avoir ouvert une porte, une porte permettant de Sortir au jour comme ces livres dont c’était l’objet et qui avaient pour finalité d’accompagner les défunts dans leur transformation corporelle post mortem. Une manière de faire la paix et de penser nos inévitables petits arrangements avec la mort, une manière peut-être d’avoir moins ou différemment peur.