Une fille, qui danse
[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]C[/mks_dropcap]omme souvent dans les histoires de lecture qui marquent pour un long moment, celle ci commence avec une idée très simple : « je pars en vacances, et j’ai rien à lire ». Bien sûr, on n’a jamais « rien à lire », simplement, on ne sait pas « quoi » lire, rien n’attire vraiment, soit la chaleur rend la cervelle molle, soit on veut se laisser porter, soit on a besoin d’un bon coup de pied dans l’imagination, histoire de remettre la machine en route. C’était un de ces après-midis caniculaires du mois de juillet, il y a deux ans. Clermont-Ferrand, trente-cinq degrés, impossible de sortir de chez soi sans se transformer en éponge humaine. Dans la bibliothèque de l’appartement plongé dans la pénombre, plein de livres qui attendent d’être lus et qui ne le seront probablement jamais. C’est un peu le principe des bibliothèques : les livres nous rassurent par leur présence. C’est beaucoup plus pratique qu’un animal de compagnie.
Le roman de Julian Barnes aurait dû faire partie de ces livres mal empilés qu’on a la flemme de ranger. Je l’ai pris parce que deux jours plus tard, un avion partait pour Budapest et que par principe, je ne pars pas sans un livre dans mon sac. Le petit bandeau annonçait un prix littéraire prestigieux. Le livre du dessus, le dernier pavé de Stephen King trop lourd à transporter, celui du dessous, le dernier roman de Dan Fante en poche, cent pages, que j’ai aussi pris avec moi.
J’ai commencé à danser avec cette fille et ses amis dans leur chambre d’étudiant en Angleterre au bord des thermes de Budapest, les plus grands d’Europe. Des vieux jouaient aux échecs dans l’eau, la jeunesse anglaise dérangeait les touristes avec enfants en criant des insanités et des filles très minces avec des cheveux très longs lisaient des magazines, des bande-dessinées, les écouteurs sur les oreilles, étendues devant les bassins noirs de monde à quinze heure de l’après-midi. Je devais aller chercher des glaces chez le marchand vers seize heures : quand j’ai levé le nez de mon livre, l’heure avait tournée, le vendeur fermait boutique et les bassins se vidaient doucement. Aucun roman ne m’a autant happée depuis Le Moine de Lewis : je pourrais vous parler de l’écriture, brève, efficace, intelligente, des personnages, forts mais discrets, passionnés mais silencieux. Je pourrais vous parler de cette intrigue, celle de l’amitié et des liens qui la régissent, celle de la mémoire qu’on modifie à volonté, mais aucune explication, aucune définition ne peut décrire la sensation intense, brutale et délicieuse que j’ai ressentie en lisant ce livre. Comme beaucoup d’autres avant moi, il m’a fallu du temps pour comprendre le sens de ces retrouvailles, des années plus tard, il m’a fallu du temps pour comprendre pourquoi une scène du livre provoque un tel questionnement. Je n’ai jamais lu un livre aussi terrible et profond sur la force des sentiments humains, sur la relecture du passé des uns par les illusions des autres. J’ai terminé ma lecture pendant la nuit : pour une fois, ce n’était pas la chaleur qui m’empêchait de dormir.
Une fille, qui danse de Julian Barnes traduit de l’anglais par Jean-Pierre Aoustin, Janvier 2013, Editions Mercure de France.
Les ouvrages de Cécile Coulon sont disponibles aux éditions Revoir, Editions Viviane Hamy et au Seuil plus récemment.
[mks_button size= »small » title= »Retrouvez les souvenirs de lecture estivale de nos auteurs » style= »rounded » url= »http://addict-culture.com/tag/souvenir-de-lecture-estivale/ » target= »_self » bg_color= »#f5d100″ txt_color= »#000000″ icon= »fa-leanpub » icon_type= »fa »]
Merci à Cécile Coulon de nous avoir offert ce texte.