[dropcap]A[/dropcap]lcool mon amour, voilà un titre à la fois paradoxal et réaliste pour un livre aussi atypique que porteur d’espoir. Un roman participatif, dit la couverture, signé Andréas Becker avec la présence permanente des « voix participantes » de Valérie, Josyane, Bertrand, José, tous quatre anciennement dépendants. Un texte aussi bouleversant que porteur d’espoir, qui a vocation à vivre auprès de ses lecteurs, bien sûr, mais aussi de tous ceux qui assisteront aux nombreuses lectures d’ores et déjà prévues, un projet généreux, formidablement porté par l’auteur, les participants et les thérapeutes. Nous avons demandé à Andréas Becker de nous raconter la genèse de cette histoire, la vie autour du projet, et l’extraordinaire énergie qui se dégage de Alcool mon amour. Nous reviendrons sur le livre lui-même après sa sortie en librairie, le 7 octobre prochain. En attendant, Andréas Becker et l’éditeur, les éditions d’En Bas, ont bien voulu nous confier un extrait du texte, que nous sommes heureux de vous présenter en préambule à l’interview.
Je cherche, je ne cherche plus, je ne sais pas ce que ça veut dire chercher, pendant des semaines, des mois, je ne sais plus, des mois, des années, je n’ai jamais rien trouvé. J’essaie de m’accrocher, le dernier verre, encore un verre, un seul verre, le dernier verre, encore un verre, je prends la bouteille, la dernière bouteille, encore une autre, la dernière cette fois-ci, et puis, j’essaie et puis, je passe au cubi. Je survis de minute en minute encore, de seconde en seconde, il doit y avoir quelque chose, quelque chose pour s’accrocher et il n’y a rien, je ne vis plus. Je suis un trou, le trou noir, un grand trou, le trou de ma bouche, mes intestins sont les canalisations d’une ville qui ingurgite la merde du matin au soir. Je bois jour et nuit, et puis rideau, sommeil comatique et plus rien. Me dire encore, en errant dans la ville, j’ai vécu ces moments, j’ai mangé, uriné, je me suis amusé, j’ai parlé, embrassé. Je bois, je ne me souviens pas.
Je vis dans les vapeurs vagues de mes hallucinations, je vis comme si je n’avais jamais été. Je me réveille dans des lits anonymes. Je ramasse entre les poubelles des gares quelque corps de femme et l’entraîne dans des cambuses inconnues. Des rames de métro passent devant les fenêtres, m’entrent dans la bouche, déchiquettent mes dents et déchirent mes entrailles dont remontent les glaires de ma mauvaise haleine. J’ouvre les yeux à peine dans des pénombres mal assurées des hôtels meublés, des rideaux déchirés volettent devant les fenêtres aveugles sur la moiteur sale de l’aube. Mes vêtements tombés par terre, autour du lit, se tachent de sang et de vomi.
Je saigne du nez et d’une bouche violée. Je bouge de gestes automate des séries télévisées, je suis dans un mauvais film, contrebandier de mes sensations. Je me bagarre dans des bouis-bouis infects, me querelle de nuit en nuit, de gargote en bastringue, de taverne en lupanar. Je fouille les bas-fonds et les dépotoirs de la masse humaine, dans les stations poubelles du métro, chaises en plastique, boutanches en plastique, vie en plastique, rêves caducs.
J’ai mal au crâne, mal à l’estomac, aux veines, aux artères, au cœur et aux poumons, mal aux doigts, aux bras, aux tendons et aux lèvres, au crâne, à l’estomac. Je flirte furtif et fou avec les rails sous une rame, je suis nada, rien et personne à cette adresse. Je suis l’absence de moi, enroulé dans les crasses d’un chien maudit.
Je suis clochard, truand, voleur et mendiant. Je vomis dans des toilettes publiques, me pisse à la figure, j’ai des échos nocturnes de Babette, de Jean-Pierre et de Claudia, je déchire le souvenir de Jeanne. Je rumine, je régurgite, je mâche un passé dont la vie ne veut plus. Je murmure des mots balbutiants aux passants sans regard. Je ne sais plus qui, ni où, ni comment et quand, je me nomme Valentin et je n’y crois plus, je suis l’expulsé de moi. Je délire tremens d’une vie mal vécue, ruine de mes griseries, je suis amok à Bastille, cauchemar psychose et tralala malaise.
Un rosé, et vite, et vite un autre verre, et vite, vite un autre verre. J’avale, je recrache, et un autre, je bois avide. Je sors, j’entre dans un bar, un demi. Un mec sur le comptoir me fait un clin d’œil. J’ai peur, c’est la panique, qu’est-ce qu’il me veut le mec, pourquoi ce clin d’œil, qui c’est, putain, qui c’est, pourquoi il me mate comme ça ? L’autre la honte, l’autre le danger, l’autre, c’est par là que ça vient, par vagues, l’autre, au comptoir, qu’est-ce qu’il me veut ? Il a compris, oui, lui il a compris, il lit dans mes pensées. L’acidité remonte, les hontes m’étouffent. Un croissant, pâte de carton mouillé. Pardon, je dis pardon à l’autre, j’implore pardon à l’autre, l’autre danger, à genoux, ils viennent par là.
Je titube dans la rue, entre dans un square, couche sur un banc, loque de mauvaise conscience, bouteilles dans la bouche. Où rentrer ? Jane, elle est où ? Jane, pardon, je dis pardon, j’implore, je rampe dans l’ombre de tes pieds. Papiers, ça gueule en uniforme, et j’en ai pas, et j’avale, j’engouffre, je roule par terre, me vautre, papiers, ça gueule, les uniformes, et je crache et leur pisse dessus, je me lève, vacille, tombe, me relève, papiers, papiers, domicile, carte bleue, permis de conduire, et je pleure muet devant leurs bouches géantes, dedans en moi, je prends congé du monde, quelque part dans les tréfonds de la ville, les pompiers me ramassent et me ramènent chez moi. »
Extrait de Alcool mon amour, reproduit avec l’aimable autorisation de l’auteur Andréas Becker et de l’éditeur les éditions d’En Bas.
Est-ce que tu peux nous raconter l’histoire de cette publication et de ces rencontres ?
Andréas Becker : Je vais commencer par parler de l’auteur, donc de moi-même ! J’ai été malade de l’alcool pendant 25 ans, donc je sais de quoi je parle. Je suis expert en littérature et en alcool ! Et ça ne me gêne pas du tout d’en parler. Dans un premier temps, il faut comprendre que l’alcoolisme est une maladie : ce n’est pas une question de volonté… J’ai fait beaucoup de tentatives, sans succès. Un jour, une femme médecin généraliste m’a donné le numéro de téléphone d’un centre de thérapie ambulatoire ici à Paris dans le 14e, le Cap 14. Je les ai appelés, puis j’y suis allé. Imaginons un malade qui entre dans ce genre de lieu : il est stressé, angoissé, il a un peu peur, il a tous ses échecs derrière lui. Le premier contact, ça n’était ni les médecins ni les thérapeutes, c’était la personne de l’accueil. Tout de suite je me suis senti compris, accepté. J’ai suivi une longue thérapie dans ce centre, il y a 8 ans je crois, qui a duré 2 ou 3 ans. Car ça n’est pas facile de sortir de l’alcool : d’ailleurs on ne sort pas de l’alcool, on sort d’une vie pour en construire une autre. Psychothérapie, relaxation, etc. : un jour, une addictologue m’a dit que ce serait bien que j’écrive un livre là-dessus. Je me suis dit qu’il y avait tant de livres sur le sujet : témoignages, livres feelgood, pseudo-guides… Si ça peut aider, c’est très bien, mais je ne voyais pas ce que je pouvais ajouter à tout cela.
Et puis j’ai rencontré d’autres médecins addictologues, des psychologues et des malades dans des groupes de parole. Et là, j’ai pensé que ce serait bien de composer une fiction à partir du vécu de personnes anciennement malades qui comme moi sont sorties de la maladie. En principe, dans un groupe de parole, il y a deux règles. Première règle : tout ce qui est dit dans le groupe reste dans le groupe, demeure confidentiel. Deuxième règle : on parle en son nom propre. Je me suis dit : « Et si on faisait exactement le contraire ? Première règle : tout ce qui est dit dans notre groupe sera potentiellement publié dans un livre. Deuxième règle : on ne parle pas en son nom propre, on fait de la fiction ». Ce que Marguerite Duras appelle « le mentir vrai » : en racontant l’histoire d’un personnage, on se raconte soi-même, mais on n’a pas l’obligation de dire « sa » vérité. On projette sur une personne tierce son vécu, ses idées, ses illusions ses rêves, ses cauchemars, etc. Avec ces deux règles – tout peut être publié, rien ne doit être vrai – on a obtenu une liberté de parole qu’on n’obtient pas ou très peu dans des groupes de parole classiques. Il semble qu’il se construit quelque chose qui pourrait ouvrir les portes d’une nouvelle approche de la maladie par la littérature, par l’art.
Est-ce que les membres du groupe avaient déjà lu tes livres ?
Un seul les avait lus. Mais les autres n’avaient pas lu de livres du tout depuis vingt ans : ce groupe n’était pas du tout littéraire, en-dehors d’une personne. Il y avait un attrait pour la chose écrite, mais pas de grande culture littéraire. Nous avons eu des entretiens préparatoires individuels, en compagnie de médecins, et la première fois on a parlé du livre : comment on écrit un livre, comment on structure un livre, la première personne, la troisième personne, etc. Et on s’est un peu raconté nos histoires. La fois suivante, je suis venu avec un texte que je leur ai lu – qui est essentiellement le début du livre. Et leur réaction a été extraordinaire : « C’est exactement ce qu’on a dit, mais ça n’est pas du tout ce qu’on a dit ! C’est transformé en littérature : maintenant, on comprend ce que c’est qu’un écrivain. Maintenant, il y a un rythme, une musique… Comment est-ce que tu as fait ça ? » Ca, c’est l’écriture… Tout ce qu’on a évoqué en termes de construction du livre, la structure, plusieurs personnages qui parlent à la première personne, les noeuds dramatiques, l’avancement de l’histoire tout cela a été construit d’un commun accord : on a voté, chacun avait une voix et moi aussi. On a décidé ensemble. Mais tout ce qui concerne l’écriture même, c’est moi, tenu par les contraintes du groupe. C’était un travail magnifique.
Et une preuve de confiance incroyable ?
Oui, une confiance réciproque. Tout cela date d’il y a 4 ans, j’ai écrit une charte sur le fonctionnement du groupe, il y avait des dossiers tout autour du projet, y compris celui du soutien de la région Ile-de-France, tout cela encadré en permanence par des addictologues. Ce projet ne tombe pas du ciel… Cette semaine encore, nous avons une réunion de supervision avec le groupe et notre médecin addictologue, car la sortie du livre provoque une grande émotion. Il faut faire attention avec la gestion des émotions… Pendant une année, nous avons fait des réunions hebdomadaires où j’apportais de nouveaux textes, je lisais, puis on discutait de l’avancement. Parfois on était dans des culs-de-sac, il fallait aussi s’occuper des intrigues secondaires… La troisième année, on a commencé à voir le texte dans sa globalité, et je me suis rendu compte d’un problème très spécifique de la maladie de l’alcool : la perte des repères dans l’espace et la chronologie. Pour construire la « timeline », la ligne chronologique d’un film ou d’un livre, on prend un bout de papier et on note les événements marquants, les tournants, pour voir si c’est cohérent. Là, c’était extrêmement difficile, car nous avions tous – y compris moi-même – perdu nos repères. Nous avons dû travailler en profondeur toute la chronologie du livre pour comprendre comment les choses se passent. La quatrième année, ça a été les épreuves, les corrections, les discussions avec l’éditeur, etc. Au bout de quatre ans, les mêmes personnes étaient toujours là, ce qui en soi était un exploit parce que, y compris pour moi-même, les personnes anciennement dépendantes sont toujours dans une situation fragile. Il y a très peu de groupes qui restent dans une situation stable et cohérente. Évidemment, nous sommes tous émus par la publication du livre, mais ce qui nous touche encore plus, c’est les liens qui se sont créés entre nous et ceux qui se créeront avec les lecteurs.
Est-ce que ce lien entre vous va rester de la même nature, est-ce qu’il va évoluer ou se distendre ?
Le lien entre nous évolue tout le temps, comme tout lien entre les humains, ça n’est jamais statique. Mais il y a quelque chose de fondamental : nous basons tout sur l’aspect humain. Il n’y a pas de hiérarchie, d’influences, de lutte. Tout est discuté et décidé ensemble, et quand on sent qu’il y a une ombre quelque part, on met tout sur la table, on ne cache rien. On s’est cachés assez longtemps derrière les bouteilles… La sortie de l’alcool et de la maladie, c’est un cheminement vers la libération dans tous les secteurs. Une fois le texte terminé, on a décidé de prolonger l’aventure et on a créé une association qui s’appelle « Les mots scène » qui s’occupe du monde associatif : lectures, rencontres, etc. On va dans des foyers, des centres de post-cure, des hôpitaux, on fait des lectures avec les éboueurs de la Ville de Paris, des étudiants, des médecins. Donc les liens changent de nature, sans pour autant se distendre. Nous sommes lancés dans une formidable aventure. Nous faisons aussi des rencontres avec d’autres groupes, et tout un réseau est en train de se créer. Donc tout continue, ou peut-être que tout commence… Nous ne donnons pas de leçons, de solutions absolues, on ne condamne ni ne juge rien du tout. Nous sommes passés par tellement de stades de jugement qu’aujourd’hui, nous voulons dire : « Vivez votre vie comme vous voulez. Si vous voulez boire, vous buvez… » Mais il y a un stade où la maladie devient nocive pour soi-même et pour les autres, et nous pensons qu’il vaut mieux s’en occuper. Mais nous n’édictons en aucun cas des règles ou des solutions du genre « Comment ne plus boire en trois semaines sans souffrir ». Nous savons que le processus est difficile, qu’il n’est jamais véritablement fini. Mais il y a autre chose derrière : il y a aussi le processus de libération des contraintes de la société.
En quoi le processus de libération de l’alcool est-il aussi un processus de libération des contraintes de la société ?
Un peu ironiquement, on dit : « Ce n’est pas donné à tout le monde d’être alcoolique. » Souvent, les personnes touchées par les addictions sont dotées d’une énergie formidable. C’est très difficile de mener une vie de couple, de travail, quand on est alcoolique. Il faut avoir beaucoup d’argent, trouver l’argent, calculer en permanence son taux d’alcoolémie : je vais voyager, j’ai trois heures d’avion, je dois prendre le train, j’ai une réunion de travail, comment je fais pour rester à niveau, comment je me cache, comment je trouve le produit, quelles sont les épiceries ouvertes, comment je fais si je dois voyager dans un pays où il y a peu d’alcool ? Ces gens souffrent de calculer en permanence leur besoin d’alcool, mais en même temps ils ont une capacité intellectuelle et une énergie vive pour faire tout ça en plus de leur vie quotidienne : en plus de ça, ces personnes sont souvent très sensibles, elles souffrent de la société et de la brutalité du monde. Elles ont une force qui se trouve être une force destructrice pendant la maladie, mais qui peut devenir une force extrêmement créatrice lors qu’elles se libèrent de la maladie. Elles gardent cette force et peuvent alors l’utiliser autrement. La sortie de l’alcool, c’est un peu comme un interrupteur : l’énergie destructrice devient une énergie constructive, et c’est absolument formidable.
Les gens qui parviennent à sortir de la maladie sont en général peu manipulables, peu influençables par les contraintes de la société, et ça c’est le chemin vers la libération. Est-ce que je suis obligé d’avoir une grosse voiture, une grande maison, de brasser de l’argent, de courir après le pouvoir et la reconnaissance ? Non, je ne suis pas obligé de faire ça. C’est formidable quand on voit ça. Quand nous faisons des lectures avec le groupe, on voit des sourires, des rires, de la complicité… On n’est pas là pour dire « la vie est trop dure ». La vie est formidable, nous sommes passés par des épreuves terribles, nous avons fait beaucoup de tort aux autres comme à nous-mêmes, mais quand on fait le bilan de la libération, on s’aperçoit que la vie est formidablement belle. Ce n’est pas une lutte contre la maladie, c’est une lutte pour la vie.
Dès les premiers chapitres, tu entres dans le vif du sujet, avec la haine et le dégoût du corps, la stigmatisation (« OH pour la vie »), la volonté d’autodestruction.
On peut lire le livre même si on n’est pas touché par la maladie de l’alcool, c’est un roman ! Souvent, dans les livres, on parle de ce qu’on voit. Je voulais trouver un moyen de parler un peu plus à l’inconscient. Or, la vue exprime souvent le conscient, car si on peut fermer les yeux, on ne peut fermer ni les oreilles, ni le nez, ni les vecteurs du toucher. Lors de nos réunions, j’ai demandé aux membres du groupe de me raconter non pas ce qu’ils voyaient, mais ce qu’ils sentaient, touchaient, entendaient. On entre vraiment dans ce monde-là par le toucher, l’ouïe, le goût, le sentir, et c’est souvent par là que l’autodestruction s’exprime. Quand on dit à quelqu’un qu’il boit trop : « essaie de boire un verre de moins, sois raisonnable, il suffit de vouloir », ça n’est pas du tout comme ça que ça marche ! J’ai voulu entrer dans ce monde par le tactile, la sensation, pour entrer davantage dans le monde où il n’y a pas de logique. Donc le livre commence par un mouvement de détresse, parce que toute la vie du malade qui boit trop est une vie de détresse.
Et puis c’est aussi la question du rapport avec l’autre, qui est complètement déformé dans une situation d’alcoolisme. Ce livre est aussi une histoire d’amour, non ?
Oui, une histoire d’amour entre deux personnes alcooliques. La question étant toujours : l’amour sera-t-il plus fort que l’amour de l’alcool. En plus, un des deux personnages est marié avec une personne qui n’est pas alcoolique : le livre pose aussi la question de ceux qu’on appelle « les accompagnants », une question cruciale, très difficile à cerner. Comment est-ce qu’on se positionne ? Quand j’étais en train de boire, si quelqu’un chez moi m’avait dit « arrête de boire », je lui aurais répondu : « la porte est par là ». Il y a donc dans le livre une histoire triangulaire entre les deux personnages et l’alcool. Mais aussi l’histoire entre l’homme qui boit et sa femme qui ne boit pas, et qui se termine de façon, je crois, très émouvante.
C’est vrai qu’on a très envie de voir ce roman « lu » sur scène, car on y trouve des références musicales, artistiques avec Francis Bacon.
On a fait quelque chose dans le groupe, qui va un peu plus loin que l’écriture du livre. On a fait des visites de musées ensemble. Certains membres du groupes n’étaient jamais allés dans un musée, ou pas depuis de nombreuses années, c’était très touchant. Je suis de mon côté un grand visiteur de musées, les œuvres visuelles me parlent beaucoup, jusque dans mon écriture. Mais je ne voulais pas qu’on « visite la culture » ! On a fait des repérages. Il y a une scène dans le livre qui se passe dans le musée Rodin. Mais je ne savais pas si on pouvait boire de l’alcool à la buvette du musée. Donc on est allés au musée dans cet esprit-là, pour vérifier l’information en quelque sorte ! Pas en tant que visiteurs de musée, mais en tant que « faiseurs » de littérature : et cette approche a éliminé tous les aspects liés au cérémonial de la visite du musée, et donné un accès direct à l’œuvre d’art que j’ai trouvé formidablement émouvant. On a fait une deuxième visite, un peu plus tard, à une exposition Bacon. Bacon, qui transforme l’enfermement de son alcoolisme en une œuvre picturale. Quand on regarde bien l’œuvre de Bacon, on a le cadre du tableau, où il peint un autre cadre où sont enfermés des personnages, souvent dans des cages en verre avec des portes qui n’ont pas de perspective. J’ai souvent pensé que cet enfermement reflétait l’enfermement dans l’alcool – ou la drogue, d’ailleurs. Cette exposition a été un grand choc émotionnel pour le groupe : deux personnes ont réagi très vivement, l’une d’entre elles avec un rejet violent qu’on retrouve dans le livre. À ce moment-là du livre, l’agression que le personnage du roman ressent n’est pas supportable. Je connais beaucoup de personnes qui ne sont pas sorties de la maladie et qui ne pourraient pas voir les tableaux de Bacon. Le livre, lui, n’est pas du tout agressif, mais il traduit dans les deux personnages principaux deux facettes du mal-être de la maladie d’alcool. Bacon avait aussi un vrai problème avec l’image de soi-même : une des raisons pour lesquelles on tombe dans l’alcoolisme est de ne pas pouvoir supporter sa propre image. Pendant que j’étais malade, j’avais occulté les miroirs chez moi. Je buvais pour ne plus voir mon image d’alcoolique. On boit pour ne pas voir qu’on boit, et on entre dans une spirale, un enfermement dont on ne peut pas sortir seul.
Quant à cette notion de l’oubli et de la perte des repères, elle est déterminante aussi dans la maladie, non ?
La perte des repères implique qu’on perd pied dans la société, et dans sa journée ! Dans un premier temps, on le veut. Ça fait passer le temps, le temps est rétréci : on n’arrive pas à se lever tôt, on dort tôt, on dort la moitié de la journée, on est plutôt absent de soi-même. On se tue, mais on tue d’abord le temps. L’un des problèmes quand on sort de la maladie de l’alcool, c’est qu’on a beaucoup de temps, et qu’on ne sait pas forcément quoi en faire. Il faut trouver un sens. Il ne suffit pas de lutter contre la maladie, il faut lutter pour le sens de la vie – qu’il soit artistique, intellectuel, sportif, familial, sociétal… Il faut donner un sens à sa vie. Il faut encenser le temps qui passe. Et c’est quelque chose qu’on ne peut faire qu’avec les autres, ce qui est un vrai problème pour l’alcoolique qui ne veut pas qu’on voie sa gueule d’alcoolique. On se retire de plus en plus en soi-même : on ne répond plus au téléphone, on n’ouvre plus les volets, on n’ouvre plus le courrier.
Or, pour retrouver du sens, il faut recréer du lien et accepter qu’on a besoin d’aide. Il faut se dire, à un moment donné : « L’alcool est plus fort que moi, j’abdique. » Puis, quand on suit la thérapie, quand on réussit à réfléchir, quand on sort un peu du cercle d’enfermement, on peut arriver à une deuxième phrase qui est elle aussi difficile à admettre : « Je suis plus faible que l’alcool. » Et quand on en est là, si on va au supermarché, on passe devant le rayon des bouteilles d’alcool et on dit : »Je vous laisse, vous êtes trop fortes pour moi. » Et il y a quelque chose de très pernicieux : s’il est possible de passer devant le rayon alcool, en revanche il est beaucoup plus difficile de contrer les stratégies de ceux qui placent une bouteille de vin rouge au beau milieu du rayon jambons, une bouteille de vin blanc dans le rayon poissonnerie, ou bien, l’été, des bouteilles de rosé un peu partout… Je ne suis pas pour l’interdiction de l’alcool, mais pour celle de la présence de l’alcool en-dehors du rayon spécifique… Tout comme ce slogan « officiel » : « Consommez avec modération ». L’alcoolique ne lira pas les deux mots « avec modération ». Et puis il faut bien dire que la publicité pour l’alcool prend des formes très multiples qui sont des attaques sournoises de la société de consommation. Je ne fais pas de littérature engagée, mais que je pense que la littérature, avec sa façon d’interroger les mots de la propagande, a véritablement un rôle à jouer.
Est-ce qu’il est question de créer une sorte de spectacle autour de ce livre ?
Nous trouvons un écho considérable avec ce livre, je n’ai jamais vu ça avec mes autres livres. Nous sommes déjà un peu submergés par les projets de lectures, mais c’est parfait car j’espère bien donner une durée de vie à ce livre qui dépassera celle de la rentrée littéraire… Nous avons d’ores et déjà un projet musical, et nous sommes en contact avec des rappeurs et des slammeurs, un projet de BD aussi. Et puis il y a une réflexion autour d’un film. Je travaille avec un cinéaste qui s’appelle Jean-Denis Bonan qui travaille en ce moment à un film réalisé à partir de mon livre Gueules, avec Denis Lavant dans le rôle principal. Il a également réalisé un film d’après Ulla ou l’Effacement, Bleu Palebourg. Il est donc possible qu’Alcool mon amour, à son tour, trouve son chemin vers les écrans. Tout ces projets s’intègrent dans notre volonté de prolonger la vie et d’élargir le public d’Alcool mon amour de façon harmonieuse. Je vois ça comme un arbre qui pousse : ce projet pousse à son rythme, on met un peu d’engrais, on taille un peu quand il faut, et là, on commence à goûter les premiers fruits. On ne va pas se précipiter, on va rencontrer beaucoup de gens, y compris en région où beaucoup de gens ont envie de s’engager. On va laisser se développer tout ça avec l’engagement de ceux, nombreux, qui sont touchés par ce projet.
Peut-on dire quelques mots sur le groupe, les « voix participantes » ?
Je ne peux pas parler à leur place, mais je peux essayer de les présenter brièvement. Tous seront présents lors des lectures et auront l’occasion de s’exprimer. Bertrand a travaillé à la Ville de Paris, et il a beaucoup raconté de choses qui se passaient au petit matin, derrière la benne à ordures, les rituels, les tournées à boire. Il est très engagé dans l’association Les mots scène et écrit lui-même de la poésie. Josyane, elle, est engagée depuis longtemps dans une association qui s’appelle l’ACERMA, qui est installée près du Canal Saint-Martin où il y a beaucoup de problèmes de crack. Elle nous a beaucoup parlé des personnes qui entourent les personnes dépendantes. Valérie connaît bien la littérature, et nous a apporté un point de vue de femme – l’alcoolisme féminin a de nombreuses spécificités et elle nous a suggéré de précieuses approches sur ces aspects-là. José, lui, a un parcours plus orienté vers la spiritualité. Il nous a ouvert les yeux sur une autre façon d’approcher la maladie. Il a longtemps vécu à la rue et nous a fait des récits d’une extraordinaire clairvoyance. Et puis il y a Manon, qui n’était pas alcoolique, mais que nous avons accueillie d’un commun accord en tant que stagiaire au sein du groupe. Elle nous a apporté sa jeunesse, sa maturité et son énergie. Une chose que je peux dire : on s’aime beaucoup.
Quel a été le rôle des médecins et des thérapeutes qui vous ont accompagnés ?
Dans les premières phases, j’ai beaucoup travaillé avec les deux médecins addictologues de l’ACERMA pour établir le règlement du groupe. Il y avait énormément de questions à régler et je serais parti dans une mauvaise direction sans l’encadrement des médecins. Il fallait cadrer le groupe, y compris moi-même ! Dans un premier temps, cela se faisait dans un cadre institutionnel. Nous avions un numéro de téléphone d’urgence en cas de problème lié à la gestion des émotions, des réunions de supervision qui permettaient de suivre la progression du projet en termes d’émotions. Cette semaine encore, nous avons une réunion de supervision qui nous permettra de fêter la sortie du livre, mais aussi de parler de la gestion des implications de la publication. Les médecins ont été là dès le début, et continuent à nous accompagner. Le docteur Hispard, addictologue et président de l’ACERMA, a co-signé le préambule du livre, et sera bien sûr présent lors du lancement du livre.
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Alcool mon amour de Andréas Becker
Roman participatif avec les voix de Valérie, Josyane, Bertrand, José et Manon
Éditions d’En Bas, 7 octobre 2021
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Image bandeau : photo Jean-Denis Bonan