Le 19 janvier 2009, l’album The Crying Light était dévoilé aux oreilles de tout être sensible. Quelques semaines plus tard, je rencontrais celle qui allait devenir mon épouse. Lors d’une première nuit passée dans l’intimité d’une chambre à coucher, la musique de l’envoutant Her Eyes Are Underneath The Ground résonnait comme une ode à l’Amour. Autant vous dire qu’à la lueur de ce souvenir précieux, le parcours de l’interprète n’a cessé de me toucher. Après cette troisième œuvre, nous avons pu entendre les combats d’Anohni et, de manière véhémente, un changement de style mis en exergue sous les traits d’Hopelessness, disque incitant les stigmates (électroniques) d’une forme de colère sans borne. Après sept années marquées de passages éclairs (l’EP Paradise en 2017 puis, l’an dernier, une collaboration émérite avec le projet Hercules and Love Affair), nous retrouvons la chanteuse accompagnée brillamment par la formation désignée par elle-même The Johnsons en hommage à la militante Marsha P. Johnson. A ce titre, une photo de cette dernière est mise en avant pour la pochette de My Back Was a Bridge For You To Cross, sixième long format studio dont la beauté, écoute après écoute, me semble inexorablement insondable.
Pour cette réalisation, Anohni a fait appel à Jimmy Hogarth, connu de manière notable pour avoir travaillé avec l’immense Amy Winehouse. Cette contribution s’entend dès les premières notes du titre It Must Change, ouverture au pouvoir d’attraction mené grâce à un swing chaloupé, le tout enveloppé dans une étoffe de soie. C’est une invitation à tendre vers la lumière qui éclaire les esprits. Il est indéniable que l’artiste exprime inlassablement ses propres émois face à une société qui mérite bien mieux que la haine et le rejet. Une fois encore, il est précieux de capter cette voix dont la sincérité troublante s’affranchit de gesticulations feintes.
Le contexte reste focalisé vis-à-vis de la nécessité absolue d’une prise de conscience à travers des sujets primordiaux comme la lutte contre la transphobie sans oublier les enjeux environnementaux… Au fil des dix pistes du recueil, il sera également question du pardon mais encore du deuil en balancement avec le besoin vital d’espoir.
Justement, le climat sonore engendré ici entre en cohérence avec les développements exposés. L’attirance de la production oscille ainsi entre des frissons délicats et quelques poussées de fièvre maitrisées. Nous aurons le loisir de réagir aux dissonances électriques de Go Ahead, titre craché au visage des fâcheux et venant trancher avec le raffinement exquis de Sliver Of Ice, ballade ô combien hypersensible et portée par un chant de velours qui ne joue désormais plus avec les tremolos… Offrant sans nul doute bien plus de véracité émotionnelle ! Le timbre d’Anohni s’impose en définitive au diapason d’une orchestration à la justesse impeccable. « I Love You So Much More » incarne un leitmotiv bouleversant (et en prime, un clin d’œil en direction de l’ami et regretté Lou Reed).
L’apparente simplicité est irradiante, le groove de la soul moderne de Can’t nous embarque alors sur les rives d’un trouble existentiel refusant férocement l’idée même de la mort. Les cuivres et les cordes rejoignent alors le piano et ce fausset si emblématique. L’ensemble se révèle destiné à magnifier la bande son parfaite d’un plaidoyer à présent apaisé (du moins sur la forme) bien que toujours aussi déterminé.
Why Am I Alone Now ? enfonce la sensation du malaise à l’égard des malveillances et c’est une rêverie nébuleuse qui sert de trame aux propos. Les tonalités importent des touches colorées pour une démonstration criante et des arrangements aériens. Dans la foulée, You Be Free s’apparente à l’aboutissement d’une quête. Après avoir enduré les affres de la désespérance, il convient de servir d’exemple pour une nouvelle génération, la construction d’un nouveau monde. Témoin attentive de notre temps, Anohni peut sans rougir en tirer une incontestable fierté.
Quant à l’affirmation de son art ? A mes yeux, celui-ci est de plus en plus audible, intègre et remarquable.
Crédit photo: Nomi Ruiz
Anohni and The Johnsons –
My Back Was A Bridge For You To Cross
Rough Trade / Beggars France– 7/07/2023