[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]E[/mks_dropcap]n cette sombre année où la rubrique nécrologique des magazines remplit plus les colonnes que le carnet rose, il est heureux de vous présenter une nouvelle artiste de talent. Anohni n’est pourtant pas à ranger au rayon des nouveaux nés. Vous l’avez sans doute connue sous les traits d’Antony Hegarty, leader-orchestre du groupe Antony & The Johnsons.
A son actif, quatre albums studios qui auront su conquérir les adeptes des grâces floquées derrière une clé de sol. Il y a cette voix reconnaissable par sa capacité à combiner les émotions érectiles d’un seul vibrato chargé de trémolos. Les uns crient au génie des sens, les autres font la fine bouche en jugeant la chose exaspérante. Rien de bien nouveau question clivage au royaume des goûts et couleurs.
Dernièrement, pas moins de deux albums live sont venus clôturer le chapitre « masculin » et notamment Turning accompagné d’un documentaire filmé dont je vous avais décrit l’attachement personnel de son inspirateur ici-même.
Ainsi, « il » est devenu « elle », l’évolution transgenre ayant par ricochet influé sur l’humeur musicale de l’intéressée. Exit les accords pianistiques oniriques, adieu les envolées symphoniques qui venaient nous dresser les poils, seul le chant imprégné de sentiments intenses demeure.
Anohni est en rogne et le fait savoir à ceux qui voudront bien l’entendre !
En parlant d’écoute, je me permets une parenthèse venimeuse qui aura vocation à planter le décor de la nouvelle livraison. Nous sommes à la fin du mois de Février, suite à une entourloupe au contexte périphérique fâcheux, la pensionnaire du label Secretly Canadian se verra amenée à formuler une mise au point avec l’intouchable académie des Oscars.
Anohni et J. Ralph étaient conviés aux honneurs du tapis rouge et de l’éventuelle remise de statuette pour la chanson Manta Ray venant illustrer le documentaire Racing Extinction (film qui aborde le phénomène de l’extinction de masse).
Contrairement à d’autres artistes également nommés mais jugés bien plus illustres, Anohni n’a pas été annoncée pour chanter sur scène lors de la cérémonie. Plutôt que de courber l’échine face à des organisateurs plus soucieux de servir les intérêts de prestations moins underground, elle décline l’invitation dans un communiqué bien pesé. Question tempérament, la réplique est cinglante. Extraits choisis:
«La vérité, c’est que je ne suis pas taillée pour la célébrité, ni édulcorée pour votre bon plaisir.»
«En tant qu’artiste transgenre, j’ai toujours occupé une place en dehors des courants dominants.»
«(…) J’ai parlé du féminisme, de la conscience écologique, de la défense des droits des trans pendant deux décennies. (…) J’ai apporté mes revenus de partout dans le monde et j’ai payé mes impôts. Cet argent a été dépensé par le gouvernement des États-Unis pour le camp de Guantánamo, des drones, la surveillance, la peine capitale, la prison pour les lanceurs d’alerte, des subventions pour les entreprises et le sauvetage des banques.»
«Ils vont tenter de nous convaincre qu’ils ont à cœur nos intérêts en agitant des drapeaux sur la politique identitaire et de fausses questions morales. Mais n’oubliez pas que beaucoup de ces célébrités sont les trophées de milliardaires dont la seule intention est de vous manipuler pour obtenir votre consentement et votre argent.»
[mks_dropcap style= »letter » size= »83″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L'[/mks_dropcap]album tant attendu, intitulé Hopelessness, est question verve du même esprit engagé. L’intéressée définira celui-ci comme un disque électronique avec des dents acérées. Définition qui résume la tonalité de l’ensemble. Le moins que l’on puisse dire, la révolution sonore est totale.
Le nouvel opus vient en effet combiner le plaidoyer humaniste derrière des effets spectraux composés en collaboration avec le Dj écossais Hudson Mohawke (rencontré notamment comme mixeur inspiré du Virus de Björk) et Oneohtrix Point Never venu de Brooklyn pour insuffler sa science en expérimentations synthétiques.
Habitués que nous sommes à des compositions crève-cœur, la transformation de style ô combien radicale pourra choquer. Il faudra alors appréhender les nouvelles moutures et tentant de faire fi du passé. Je vous avoue que l’exercice me semble périlleux mais tentons de tourner la page et d’étudier le désespoir d’un point de vue amnésique.
L’ouverture est enlevée sur les beats de Drone By Me qui affiche une propension à jongler entre délicatesses et missives emplis de fibres digitales.
Avec 4 Degrees la matière devient plus lourde, martelée dans un appétit de profondeurs épiques majestueuses. Le titre lancé en guise de teaser dès la fin d’année dernière annonçait le ton et l’ébranlement des repères habituels. Ce n’est ici pas pour me déplaire.
Anohni et ses acolytes parviennent à refondre une pop aux nappes luxuriantes dont le fil conducteur est l’immortelle emprunte vocale d’une âme en proie aux obsessions amères. Le signe d’une prise de conscience d’un monde qui tourne à l’envers. Anohni expulse sa bile mais n’occulte pas de nous émerveiller une fois encore de son apothéotique allure.
L’instant retombe dans un classicisme quasi liturgique avec I Don’t Love You Anymore et ses accords filtrés qui évoluent progressivement sur une combinaison de pièces d’une apesanteur aussi subtile qu’ensorcelante. Retour donc aux impressions affectives qui font le sel des compositions d’antan.
A l’inverse, Obama (le titre de la chanson, pas le commandant en chef) joue une partition étonnante où la voix se fait rude comme un chaman habité par un mal terrible. Il est alors évident que la vindicte est ciblée, incisive et portée par une authenticité grinçante.
Le reste de l’album tangue entre bidouillage d’odes critiques (Violent Men) et les développements d’une trame générale qui déverse ses notes entre noirceur et inspirations sublimes. Après une adaptation nécessaire et avoir évacué tout vertige lié à la déstabilisation, Hopelessness s’avère une véritable prouesse qui parvient à donner la chaire de poule (When You Separate Me From Earth ?).
L’album transpire d’un désir d’effacer la lourde addition portée sur l’ardoise et, de cette utopie consciente, Anohni parvient à nous rallier à sa cause. L’aigreur du constat devient alors un cahier de doléances qui dans une danse électronique raffinée parvient à trouver un écho attentif.
Et si derrière les notes obscures se cachait un infime espoir ?
L’album vous attend chez votre disquaire !
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