« All these changes won’t change us honey / Or maybe I just hope they won’t. »
(« Tous ces changements ne nous affecteront pas, chérie / Ou peut-être est-ce juste moi qui espère qu’ils ne le feront pas. »)
(Balthazar, Changes)
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]I[/mks_dropcap]l est toujours délicat, pour tout groupe ou artiste ayant établi son style propre sur des bases précises et rapidement identifiables, de s’aventurer hors du pré carré d’une identité définie, au risque de s’aliéner l’audience qui les aura porté au pinacle. À l’inverse, nombre de ceux qui, toute leur carrière durant, n’opèrent que d’infimes variations sur leur formule éprouvée, finissent souvent par lasser même leurs fans les plus convaincus : n’est pas AC/DC ou les Rolling Stones qui veut.
En ce qui concerne les belges de la formation pop rock Balthazar, dont la réputation s’est fondée sur deux premiers albums très prometteurs (Applause en 2010 puis le somptueux Rats de 2012), l’inévitable renouvellement des fondamentaux aura pris une forme certes détournée mais bel et bien salvatrice.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]N[/mks_dropcap]éanmoins, avant d’en arriver là, il aura fallu se retrouver dans un cul-de-sac créatif qui aurait bien pu leur être fatal. En effet, après avoir posé les bases d’un univers mélancolique au lyrisme nacré, surfant sur la sève de mélodies entêtantes et d’arrangements capiteux, le quintet, composé des chanteurs-guitaristes Maarten Devoldere et Jinte Deprez, du bassiste Simon Casier, du batteur Michiel Balcaen et de la violoniste Patricia Vanneste, abandonne la relative frugalité de sa démarche auto-produite pour partir graver son troisième long format à Londres, en compagnie de l’ingénieur du son britannique Ben Hillier, réputé pour son travail avec les célèbres Blur ou Depeche Mode.
Le résultat de cet enregistrement, leur premier à bénéficier de l’assistance d’un producteur extérieur, paraîtra au printemps 2015 sous le titre Thin Walls. Sans être indigne pour autant, ce disque un tantinet crâneur les verra cependant embrasser un son bien plus dur et rock que ses prédécesseurs, perdant partiellement en route la magie subtile et feutrée qui irradiait leurs titres les plus marquants jusqu’alors, tels le lumineux Do Not Claim Them Anymore ou l’envoûtant The Man Who Owns The Place.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]D[/mks_dropcap]ans la foulée d’une tournée européenne triomphale, les deux têtes pensantes de Balthazar mettront en veille leur collaboration symbiotique, pour s’octroyer leurs premiers écarts en solo depuis la formation du groupe en 2004 : Maarten Devoldere montera le projet parallèle Warhaus en compagnie de sa petite amie Sylvie Kreusch, laissant libre court à son inspiration de crooner intense et sensuel, dans la droite lignée des illustres Leonard Cohen et Nick Cave, tandis que son alter ego Jinte Deprez publiera sous le pseudonyme J. Bernardt un disque au groove discret et roboratif, exposant une facette remuante et efficace de son art, à priori très éloignée des splendeurs mélancoliques ouvragées du giron de son groupe d’origine.
À la fin de l’année dernière, l’annonce des retrouvailles des deux comparses, si elle pouvait laisser craindre une sorte de retour dans le rang après d’aventureuses escapades, avait de quoi réjouir celles et ceux sur qui l’univers ouaté et habité de Balthazar a laissé une marque indélébile. À l’écoute du nouvel album du groupe, devenu quatuor avec la récente prise de distance de Patricia Vanneste, qu’on retrouve néanmoins ici sur de prenants arrangements de cordes tissés avec son propre Cordette Quartet, il paraît clair que l’éloignement temporaire de ses membres aura fourni à leur matrice commune une énergie renouvelée et salutaire.
Loin de n’illustrer qu’une simple réunion prolongeant la ligne esthétique de leur précieux historique des débuts, ce bien-nommé Fever, paru fin janvier dernier, dresse également un pont inattendu entre les apartés respectifs de Devoldere et Deprez, fondant dans un même moule la poésie rêche et brûlante de Warhaus et la vibration chaleureuse et rythmée de J. Bernardt, comme en témoigne la chanson-titre, qui ouvre les hostilités sur un groove onctueux et accrocheur, déployant sur plus de six minutes une ferveur souple et chatoyante.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e retour de Balthazar à l’autoproduction, l’album ayant été réalisé en autarcie par le tandem des leaders du groupe lui-même, se révèle lui aussi à la hauteur des attentes les plus pressantes ; apprécions à cet égard la mise en avant, particulièrement bienvenue, de la basse ronde et précise de Simon Casier, simultanément claquante et caressante, ainsi que l’irruption d’éléments sonores surprenants mais servant à merveille le propos global, comme les motifs arabisants qui mènent la langoureuse pulsation de Grapefruit ou la progression sinueuse de Roller Coaster, la saillie presque rockabilly de Wrong Faces, dont la coolitude vénéneuse rappelle les meilleurs moments des Fun Lovin’ Criminals période 100% Colombian, ou la charge quasi-tribale d’Entertainment, qui distille en plein milieu du disque une explosive atmosphère de fête.
Partout ailleurs, même lorsque le tempo se ralentit, comme sur l’enivrant Whatchu Doin’ ou le charmeur Phone Number, la complémentarité exemplaire entre les voix de la formation, entre scansion hypnotique et chœurs aériens, fait encore des merveilles, comme sur l’irrésistible Changes, dont la classe évidente rappelle les meilleures sorties de Bryan Ferry, ou le splendide I’m Never Gonna Let You Down Again, magnifié par un chœur renversant et transpercé par un exquis solo de guitare bluesy. Et si une certaine dimension soul romantique a toujours été présente dans l’ADN de Balthazar, force est d’admettre qu’elle n’a jamais été aussi convaincante que sur le final You’re So Real qui, sur une pulsation dragueuse et solaire que vient parfaire un saxophone discrètement aguicheur, décrit avec une acuité hyperréaliste la puissance d’un coup de foudre amoureux.
Coup de grâce majestueux, mariant dans un même clin d’œil lascif les rythmiques mythiques des inusables Cactus de Jacques Dutronc et du légendaire Be My Baby des Ronettes, standard pop absolu de 1963, l’entraînant et implacable Wrong Vibration devrait achever de convaincre les derniers récalcitrants, prouvant là encore que l’élargissement de la palette sonore des belges, loin d’amoindrir la spécificité délicate de leur musique, n’a fait qu’enrichir de façon stupéfiante leur univers si particulier, entre lyrisme intimiste et envolées spacieuses.
[mks_dropcap style= »letter » size= »75″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e défi aurait pu être insurmontable mais les petits malins de Balthazar y sont parvenus : en voulant rassembler dans leur savoureux cocktail toute l’étendue du savoir-faire découlant de leurs goûts propres, et sans avoir dilué le moins du monde la sève de leur identité fragile, ils ont réussi à conjuguer dans un même prisme la force évocatrice de leur verve romanesque (voire cinématographique) et la puissance accrocheuse d’un groove à la fois doucement entêtant et suavement fédérateur.
On n’ira pas jusqu’à sortir la boule disco pour fêter cela, mais il est absolument indéniable que ce disque, à la fois mesuré dans sa forme et incandescent dans ses effets, parvient à trouver le juste équilibre entre l’expression brute et enflammée de l’âme humaine et celle d’une sagesse fantasmée, gracieuse et élégante, jugulant le feu intérieur de ses créateurs par une réelle exigence artistique qui, loin de les emprisonner dans une case trop contraignante, laisse exploser au grand jour et en pleine lumière toute la concrète pertinence de leurs confessions poétiques.
Comme si, par la faveur d’une magie insaisissable, il était possible de danser avec euphorie sur le comptoir d’un bar tout en ressassant l’insoutenable attente d’amours exaucées.
Ce qui, que l’on y réfléchisse avec deux secondes de recul ou au cours de la séduisante écoute des quarante-quatre minutes de ce magnifique Fever, n’a absolument rien d’incompatible.
Balthazar – Fever
Disponible en CD, vinyle et digital depuis le vendredi 25 janvier 2019 via le label [PIAS].
Balthazar sera en concert le dimanche 24 mars à Lille (Aéronef), le lundi 25 mars à Paris (Casino De Paris), le jeudi 28 mars à Feyzin (L’Épicerie Moderne), le vendredi 29 mars à Montpellier (Rockstore), le mardi 2 avril à Bordeaux (Krakatoa) et le mercredi 3 avril 2019 à Nantes (Stéréolux).
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Un immense merci à Chloé Bougraud de [PIAS] France.