[mks_dropcap style= »letter » size= »85″ bg_color= »#ffffff » txt_color= »#000000″]L[/mks_dropcap]e cœur de la ville est cassé, mais ne s’est pas arrêté de battre. Cassé dans les pierres, cassé dans les briques, cassé dans les plafonds, cassé dans les murs. La ville a le cœur cassé. C’est la première fois que la ville a fait une expérience si crue et si cruelle, l’expérience de la mort brute, l’expérience d’une mort coulée dans le béton.
écrit le poète haïtien James Noël dans son premier roman, chant incantatoire, sur le séisme du 12 janvier 2010. Inventif et caustique, un texte météore qui fait jaillir de la tragédie les délices orgiaques de la vie.
Cette ville, c’est Port-au-Prince. Qui a tremblé de très longues secondes, en haut, en bas, « avant de craquer comme une fille dans les bras d’un brigand ». Et c’est à travers une multitude de voix – survivants du désastre, humanitaires, soldats de la mission civile, médias étrangers – que nous est conté « la grande secousse, le gourmand, le glouton goudougoudou ».
Pendant et après. Les victimes fauchées, au nombre de trois cent mille, la poussière indescriptible, l’aide internationale, les répliques, les caméras du monde entier – « gros plan sur le malheur, zoom et flash sur la mort » –, des rescapés par milliers, les bons samaritains, les fosses communes, le choléra.
Un terrible désastre, un drame caméléon, doublé du cannibalisme de l’aide humanitaire. Son absurdité quand elle s’approprie la couverture de la tragédie. « Des mains généreuses exprimaient leur ligne de cœur face à la faille, des mains de partout tendaient leur humanité, propageaient leur compassion à travers le circuit humanitaire : les ONG. Tout autant que le séisme, (…) le mot ONG s’est répandu dans les paysage comme une traînée de poudre ».
Belle Merveille, roman de la catastrophe. De l’instant de l’abîme. Mais pas que !
À la lecture, nous sommes abasourdis : comment ce récit peut-il autant approcher la lumière ?
C’est que Belle Merveille est avant tout un splendide roman de l’amour et du désir. Bernard, le narrateur principal et survivant du tremblement de terre, rencontre le jour funeste, Amore, napolitaine bénévole dans une ONG s’occupant de l’assainissement des eaux. C’est le coup de foudre ! Pour sortir Bernard de ce grand chaos et de son délabrement intérieur, « la belle tigresse de Frangipane » lui propose un aller pour Rome.
Un voyage de sept années pour renouer avec les tropiques. Pour mettre des mots sur cet événement qui ébranla de nombreuses vies. Et pour expérimenter un séisme amoureux sans précédent. Aux tremblements des murs se mêlent les frottements des corps dans une libération débridée et joyeuse. Un amour « jeu de reins, jet de rires dans le hasard ».
« Elle marche dans la ville comme on marche dans un rêve, la démarche d’Amore est une danse sensuelle qui ne sait pas si elle fait sens, qui ne sait pas si elle est danse. Une démarche insensée et dangereuse. Cela ne tient pas seulement à ses hanches culottées ou à la personnalité ferme et sphérique de ses fesses. Pour elle, la vie est cheminement, pas la grande-route, n’empêche qu’elle a appris à marcher comme dont les muses d’autrefois, elle a appris si longtemps à se mettre en mouvement que son corps s’élance comme une flèche dans le temps, survolant naturelle des kilomètres de hasard ».
Explosion de vitalité, d’érotisme et de sexe, Belle Merveille est une célébration hors-norme de la vie, un hommage puissant et émouvant au pays natal et à ses habitants, à la langue de feu.
Les artistes par temps de drame deviennent à leur corps défendant des urgentistes de l’aurore. Des secouristes de la vérité »
Belle Merveille de James Noël
paru le 24 août 2017 aux Éditions Zulma
James Noël est aussi l’auteur de superbes recueils de poésie, parmi lesquels Le Pyromane Adolescent, suivi du Sang Visible du Vitrier (Points, 2015) ou encore La Migration des Murs (Galaade, 2016). Il est cofondateur de la revue littéraire IntranQu’îllités et à l’origine de la création de Passagers des Vents, première structure de résidence artistique et littéraire en Haïti.